Le 13 avril, de violents affrontements ont une nouvelle fois opposé la police pakistanaise à des milliers de partisans d'un parti islamiste radical qui manifestaient depuis la veille pour dénoncer l'arrestation de leur chef après qu'il eut demandé l'expulsion de l'ambassadeur de France. Une situation qui est l'aboutissement de tensions apparues en octobre dernier, lorsqu'Emmanuel Macron avait apporté son soutien à la publication des caricatures de Mahomet suite à l'assassinat de Samuel Paty.
Un ultimatum fixé pour l'expulsion de l'ambassadeur de France
Les partisans de l'influent mouvement islamiste Tehreek-e-Labbaik Pakistan (TLP, signifiant littéralement «Mouvement pakistanais Je suis là»), ont en effet réagi avec colère à l'arrestation survenue le 12 avril à Lahore de leur dirigeant Saad Rizvi, bloquant plusieurs carrefours de cette ville – la deuxième plus grande du Pakistan – mais aussi de la capitale Islamabad et de Karachi, la plus grande métropole du pays.
Saad Rizvi, fils de Khadim Hussain Rizvi, le fondateur du TLP, mort en novembre dernier, a été arrêté quelques heures après avoir appelé à des manifestations si l'ambassadeur de France n'était pas expulsé sous peu. «En novembre, le gouvernement [pakistanais] avait accepté de porter leurs demandes devant le Parlement. Le TLP avait donné la date butoir du 20 avril pour répondre à ses demandes, sans quoi il marcherait sur la capitale», résume ainsi l'agence de presse pakistanaise APP.
La police pakistanaise a indiqué que Saad Rizvi avait été inculpé au titre de la loi antiterroriste. Il avait déjà été pour une large part derrière les manifestations – souvent houleuses – qui ont agité le Pakistan à l'automne après la republication des caricatures par l'hebdomadaire satirique français Charlie Hebdo.
Routes bloquées et affrontements
Le 12 avril, à Lahore, des milliers de personnes ont manifesté contre cette décision, bloquant notamment des routes. La police pakistanaise a fait usage de gaz lacrymogène et de canons à eau.
Le lendemain, de nouveaux rassemblements ont viré à l'affrontement à Lahore, où APP fait état de 90 blessés. Deux policiers sont par ailleurs décédés, selon les forces de l'ordre locales. La police de Lahore a ainsi enregistré le 13 avril une plainte contre Saad Rizvi et d'autres personnes pour le meurtre d'un agent de police, selon l'agence de presse pakistanaise. Celui-ci aurait été assassiné par des membres du TLP le même jour. Dans la nuit du 13 au 14 avril, un autre agent de police, Ali Imran, a lui aussi succombé à ses blessures après avoir été passé à tabac par des membres du TLP, toujours selon la police.
Le TLP a également affirmé que trois de ses militants avaient été tués – une information qui n'a toutefois pas été confirmée par la police.
La situation a amené l'assistant spécial du Premier ministre Raoof Hussain a décrire dans un tweet le TLP comme «un monstre». «Il ne représente rien de religieux, et encore moins les enseignements du prophète. Il déforme les nobles pratiques de l'islam en étant le fer de lance de la violence. Il ne faut laisser aucun espace à ce monstre. Il doit être éliminé en utilisant toute la puissance de l'Etat.»
Le ministre de la Loi et des Affaires parlementaires Raja Basharat et une haute responsable sanitaire de la province du Pendjab (dont Lahore est la capitale), Yasmin Rashid, ont tous deux évoqué les problèmes d'approvisionnement en oxygène des hôpitaux accueillant des malades du Covid-19 dû au blocage des routes par les manifestants. «S'il vous plaît, ne bloquez pas les routes pour les ambulances et les visiteurs des hôpitaux. Certaines ambulances transportent des bonbonnes d'oxygène qui sont absolument essentielles pour les patients atteints du Covid», a plaidé cette dernière. Le Dr Asad Aslam, responsable de la lutte anti-Covid pour le Pendjab, a indiqué à l'AFP que certains hôpitaux avaient effectivement été confrontés à un manque d'oxygène dans la soirée du 12 avril mais que la situation s'était stabilisée le lendemain matin après que les autorités eurent réussi à dégager certaines routes.
Les autorités pakistanaises impliquées dans la polémique
Le leader emprisonné Saad Rizvi reproche au gouvernement pakistanais de ne pas avoir respecté un accord suite auquel le TLP avait appelé à cesser les manifestations anti-françaises au Pakistan. Le gouvernement aurait alors donné gain de cause en approuvant le boycott des produits français et le renvoi de l’ambassadeur de France, mais les autorités n'ont jamais reconnu l'existence d'un tel accord.
Le TLP réclame l'expulsion de l'ambassadeur Marc Baréty depuis qu'Emmanuel Macron a défendu le droit à la caricature au nom de la liberté d'expression, au cours de l'hommage rendu le 21 octobre 2020 à Samuel Paty, le professeur décapité pour avoir montré des dessins satiriques de Mahomet à sa classe. Ces événements avaient eu lieu dans la foulée de la nouvelle publication d'une caricature du prophète de l'islam par Charlie Hebdo. «Nous ne renoncerons pas aux caricatures, aux dessins», avait notamment déclaré le chef de l'Etat français, ce qui avait suscité des réactions négatives dans de nombreux pays musulmans.
Au Pakistan, le Premier ministre Imran Khan avait réagi le 25 octobre en accusant Emmanuel Macron d'«attaquer l'islam». «[Emmanuel Macron] aurait pu jouer l'apaisement [...] plutôt que de créer une polarisation et une marginalisation supplémentaires qui conduisent inévitablement à la radicalisation», avait-il tweeté. «Il est regrettable qu'il ait choisi d'encourager l'islamophobie en s'attaquant à l'islam plutôt qu'aux terroristes qui pratiquent la violence, qu'il s'agisse de musulmans, de tenants de la suprématie blanche ou d'idéologues nazis», avait poursuivi le Premier ministre pakistanais.
Dans résolution votée à l'unanimité dès le lendemain, le 26 octobre, l'Assemblée nationale pakistanaise avait demandé aux autorités du pays de rapatrier sur le champ l'ambassadeur du Pakistan en France. Le Pakistan n'avait pourtant plus d'ambassadeur en France depuis que le diplomate Moin-ul-Haq avait été muté en Chine trois mois auparavant, comme le rapportait l'agence de presse Asian News International (ANI).
Un mois plus tard, le 21 novembre, la ministre pakistanaise des Droits de l’Homme avait elle aussi fait référence au national-socialisme en écrivant dans un tweet : «Macron fait aux musulmans ce que les nazis infligeaient aux juifs». Des propos condamnés par le ministère français des Affaires étrangères qui les avait qualifiés de «détestables et mensongers», à la suite de quoi Shireen Mazari a supprimé le tweet en question.
Sans lien direct avec les caricatures de Mahomet, le président Arif Alvi avait quant à lui estimé le 20 février que le projet de loi «confortant le respect des principes de la République» adopté par les députés français quelques jours plus tôt portait atteinte aux musulmans. Le ministère français des Affaires étrangères avait alors convoqué le chargé d'affaires de l'ambassade du Pakistan et appelé Islamabad à une «attitude constructive».
Des manifestations contre les «blasphémateurs» aux manifestations contre l'arrestation de Saad Rizvi
Si une certaine opposition à la position d'Emmanuel Macron s'est manifestée au sommet de l'Etat pakistanais, c'est surtout dans la population qu'elle s'est exprimée.
Le 29 octobre a ainsi circulé sur Facebook et Twitter la vidéo d'une enseignante inculquant à de jeunes élèves pakistanaises voilées le châtiment destiné selon elle aux blasphémateurs du prophète. Initialement diffusée le 29 octobre 2020 sur la page Facebook de «l'établissement d’enseignement supérieur» Jamia Syeda Hafsa – une école religieuse pour filles située à Islamabad – la vidéo a fait l'objet de nombreuses publications d'internautes, notamment sur Twitter, où elle a cumulé plusieurs centaines de milliers de vues en quelques jours sans restriction apparente de la part du réseau social.
Le 16 novembre, une marche contre la France s'était tenue à Islamabad à l'appel du chef du TLP d'alors, Khadim Hussain Rizvi (qui avait par ailleurs déjà été à l'origine de violentes manifestations en novembre 2018 contre l'acquittement de la chrétienne Asia Bibi). Un millier de manifestants s'étaient massés devant un barrage routier formé par les forces de l'ordre pour empêcher les protestataires d'accéder à Islamabad où ils comptaient défiler, provoquant des embouteillages monstres.
Les manifestations qui ont eu lieu ces derniers jours s'apparentent donc à un «second acte» de cette séquence commencée il y a six mois.
Le TLP est connu pour sa capacité à mobiliser ses sympathisants et bloquer des routes pendant des jours, en instrumentalisant fréquemment la question du blasphème, brûlante au Pakistan. Les autorités du pays ont quant à elles souvent tendance à éviter la confrontation avec les groupes islamistes radicaux, de peur que cela n'attise encore plus la violence dans ce pays profondément conservateur. Mais cette fois, en ne cédant pas face à l'ultimatum fixé par TLP et en mettant son leader derrière les barreaux, le gouvernement pakistanais semble vouloir montrer les muscles. Islamabad souhaiterait-il calmer le jeu avec Paris, au risque de s'attirer la haine de la frange la plus intégriste de sa population ?