Allégations bidon ? Le récit ayant justifié l'éviction d'Evo Morales mis à mal... trop tard

Allégations bidon ? Le récit ayant justifié l'éviction d'Evo Morales mis à mal... trop tard© RONALDO SCHEMIDT Source: AFP
Evo Morales, ex-président de la Bolivie (image d'illustration).
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En novembre 2019, le président bolivien Evo Morales était poussé à la démission par des allégations de fraude électorale. Sept mois plus tard, les «preuves» sont réduites à peau de chagrin et ce récit médiatique apparaît de plus en plus fragilisé.

Sept mois après la démission forcée d'Evo Morales, acculé en raison de suspicions de fraude pesant sur son élection le 20 octobre 2019 en Bolivie, le New York Times émet des réserves, dans un article du 7 juin, sur la réalité de ces irrégularités. Mea culpa (trop) tardif ? Le même journal influent n'émettait en tout cas guère de doute, fin 2019, sur le scénario d'une fraude électorale attribuée à l'ancien président, alors même que cet élément avait des conséquences politiques bien réelles dans le pays, plongé en pleine crise. 

Basée sur une récente étude statistique menée sur les résultats électoraux en Bolivie (selon laquelle il n'existe aucune preuve de fraude dans la présidentielle de 2019), la remise en cause par le célèbre quotidien new-yorkais de son storytelling initial a fait réagir certains observateurs, notamment ceux qui le réfutaient dès le début, études à l'appui. Pour rappel, les allégations visant le président réélu Evo Morales avaient permis de légitimer l'accession au pouvoir, sans élections, de Jeanine Áñez, qui avait entamé un virage à droite immédiatement après s'être proclamée présidente par intérim.

Changement de cap pour le New York Times ?

Le 5 décembre 2019, le prestigieux quotidien américain n'avait pas hésité à mettre en avant le scénario d'une fraude électorale attribuée à l'ancien président bolivien, en se basant sur un rapport de l'Organisation des Etats américains (OEA), dont le siège est basé à Washington, qui affirmait à l'époque détenir «des preuves accablantes» au sujet d'une «manipulation délibérée» du scrutin par Evo Morales.

«Les accusations de fraude électorale [visant] Evo Morales ont été confirmées dans un rapport final de l'Organisation des Etats américains», expliquait en effet le New York Times afin d'introduire une présentation peu nuancée de la version avancée par l'OEA.

Le 7 juin 2020, le quotidien a cependant publié un article révélant les résultats d'une nouvelle étude, réalisée par trois chercheurs appartenant aux universités de Pennsylvanie et de Tulane, selon laquelle l'analyse de l'OEA s'était en fait basée sur «des données erronées».

L'OEA a utilisé une méthode statistique inappropriée qui a artificiellement créé l'apparence d'une rupture dans la tendance de vote

Entre autres points soulevés par le nouveau rapport, les auteurs reprochent à l'OEA d'avoir exclu de son étude «les résultats d'isoloirs à traitement manuel et à déclaration tardive». «La différence est significative : les 1 500 isoloirs exclus représentent la majeure partie des votes finaux que l'analyse statistique de l'OEA juge suspects», estiment les universitaires, aujourd'hui cités par le journal américain. Fait notable, dans la présentation de ce récent rapport, ses auteurs relèvent par ailleurs que «des tendances presque identiques apparaissent dans les données de l'élection précédente, qui n'a pas été contestée».

En réponse, le chef des observations électorales de l'OEA, Gerardo De Icaza, a fait valoir au New York Times que les statistiques ne pouvaient «ni prouver, ni réfuter» la fraude, contrairement aux «preuves», selon lui découvertes par l'OEA, de sondages «falsifiés» et de «structures informatiques cachées».

Quoi qu'il en soit, le journal se montre cette fois plus réservé face à l'argumentaire accablant l'ancien président bolivien. «Les universitaires ont déclaré que l'OEA a[vait] utilisé une méthode statistique inappropriée qui a artificiellement créé l'apparence d'une rupture dans la tendance de vote», peut-on par exemple lire dans l'article en question.

Morales visé par des allégations bidon ?

Les nuances récemment apportées par le New York Times ont laissé certains observateurs circonspects. Dans un communiqué publié le 7 juin, le CEPR, un organisme américain de recherche sur les thématiques économiques et politiques qui a précisément travaillé depuis le début sur le processus électoral bolivien, a regretté que le quotidien laisse «le bénéfice du doute» à l'OEA. Le CEPR, qui a obtenu des résultats similaires à ceux des trois chercheurs américains, souligne en effet que «l'OEA n'a jamais fourni de preuves que les irrégularités présumées avaient altéré le résultat des élections, ou faisaient partie d'une tentative réelle de le faire».

L'OEA est responsable d'une détérioration importante de la situation des droits de l'homme en Bolivie

Pour sa part, le CEPR rappelle avoir remis en cause le manque de crédibilité de l'OEA à plusieurs reprises, notamment dans un premier rapport datant du mois de novembre 2019, mais aussi dans une étude plus récente de 82 pages, dans laquelle l'institut de recherche explique mettre en évidence les «nombreuses lacunes» des accusations formulés par l'OEA contre Morales.

«L'OEA est responsable d'une détérioration importante de la situation des droits de l'homme en Bolivie depuis l'éviction de Morales», a alors lancé le CEPR sur Twitter, citant l'un de ses chercheurs, Mark Weisbrot, afin de commenter son récent communiqué.

Et l'institut de recherche de préciser dans son texte que ses propres conclusions avaient été confirmées, il y a déjà trois mois, par deux chercheurs du laboratoire de données et de sciences électorales du MIT.

Dans les médias dominants américains traditionnels, vous n'êtes autorisé à vous opposer aux coups d'Etat [...] soutenus par les Etats-Unis qu'après

Plusieurs journalistes ayant suivi l'affaire ont emboîté le pas au CEPR après la publication de son communiqué.

«Dans les médias dominants américains traditionnels, vous n'êtes autorisé à vous opposer aux coups d'Etat [...] soutenus par les Etats-Unis qu'après. Si vous vous opposez aux coups d'Etat américains avant ou pendant qu'ils se produisent, des idiots utiles de l'impérialisme vous salissent en tant que "théoricien du complot"», a par exemple tweeté le journaliste Benjamin Norton, du média en ligne The Grayzone.

«Etonnamment, aucune des personnes qui ont applaudi le coup d'Etat bolivien contre Morales, en citant l'étude de l'OEA désormais démystifiée alléguant une fraude électorale, n'a mentionné cette nouvelle étude», a de son côté écrit Glenn Greenwald, journaliste du magazine en ligne The Intercept, qui a publié le 8 juin un article à charge sur le sujet, intitulé : «Le New York Times admet les mensonges clés qui ont provoqué le coup d'Etat de l'année dernière en Bolivie». 

En France, l'information a été repérée par le journaliste Paul Moreira, qui a twitté : «Le New York Times a vérifié (un peu tard) les accusations de fraude électorale contre Morales, l'ancien président de Bolivie. Finalement, son élection était réglo. La fake news de la fraude a justifié un coup d'Etat militaire d'extrême droite. Qui en parle ?»

Les mandats successifs d'Evo Morales, soutien affiché des classes populaires et des populations indigènes, ont été marqués par un net recul de la pauvreté et de l’analphabétisme. Il avait toutefois subi un premier revers en 2016, en perdant un référendum constitutionnel qui devait l'autoriser à briguer un quatrième mandat, une option contre laquelle 51,3% des votants s'étaient exprimés, mais qu'une décision du Tribunal constitutionnel avait rendue possible.

Sous la pression de l'armée et de la police qui se sont retournés contre lui dans un contexte de violences ayant envahi les rues du pays, Evo Morales a démissionné le 10 novembre 2019. Le vide du pouvoir a alors été comblé par la deuxième vice-présidente du Sénat, Jeanine Áñez, qui s'est proclamée présidente par intérim, amenant une politique en totale rupture avec celle de son prédécesseur, tant sur les questions intérieures que sur le volet des relations à l'international.

L'ancien président, qui ne cesse de dénoncer un «coup d'Etat», s'est dans un premier temps réfugié au Mexique pour échapper aux poursuites lancées par les nouvelles autorités de son pays, et vit désormais en exil en Argentine. Depuis ce pays, il participe à la campagne de son parti Mouvement vers le socialisme pour les élections générales boliviennes qui auront lieu en septembre 2020, et pour lesquelles l'ancien ministre de l'Economie, Luis Arce, brigue la présidence avec son soutien.

Fabien Rives

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