10 février 2019, 13h28 heure locale, l’information tombe : Abdelaziz Bouteflika est à nouveau candidat à la présidence de l’Algérie. Très vite, la nouvelle fait le tour des rédactions qui, dans leur grande majorité évoquent un homme certes affaibli physiquement – ses soutiens les plus fidèles le reconnaissaient déjà eux-mêmes – mais l’érigent néanmoins au rang de favori pour remporter le scrutin prévu alors le 18 avril.
L’éventualité que le président algérien, 82 ans, se représente à nouveau ne faisait plus l’ombre d’un doute : la veille, lors d’une cérémonie organisée à la mythique Coupole du 5 juillet à Alger, le coordinateur du FLN (un des partis de la majorité présidentielle) Mouad Bouchareb, avait, dans une ambiance festive, annoncé que son parti avait désigné Abdelaziz Bouteflika pour le représenter lors du scrutin. Un soutien qui s’était ajouté à des dizaines d’autres. Plusieurs mois avant l’officialisation de la candidature du chef de l’Etat algérien, dirigeants politiques, associations ou encore chefs d’entreprise avaient en effet exprimé leur souhait de le voir se succéder à lui-même pour une énième fois.
La campagne présidentielle s’annonce à l’image de la précédente : un chef d'Etat omniprésent dans les discours mais invisible dans les faits. Depuis le 28 avril 2013, date à laquelle il a été victime d'un accident ischémique transitoire – une petite attaque cérébrale – le chef de l’Etat fait en effet de rares apparitions. La dernière remonte au 1er novembre 2018 à l’occasion du 64e anniversaire du déclenchement de la guerre d’indépendance. Dans les brèves séquences retransmises à la télévision publique, il y apparaît très affaibli attaché sur son fauteuil roulant en train de rendre hommage aux chouhadas (martyrs) de la guerre.
Un cinquième mandat contre vents et marées
La candidature est donc officialisée et l’équipe du président algérien constituée dans la foulée : la campagne peut commencer. Mais l’enthousiasme du collectif mobilisé derrière le raïs tranche avec la monotonie qui caractérise ce début de campagne présidentielle. Et pour cause : les partis d’opposition – nombre d'entre eux ayant néanmoins choisi de boycotter le scrutin – ont, encore une fois, du mal à se faire entendre et à représenter aux yeux des Algériens une alternative crédible et solide face à Abdelaziz Bouteflika. Sur le terrain, à l’instar de celle de la présidentielle de 2014, ce début de campagne ne suscite guère d’effervescence, elle est au contraire atone.
Le peuple algérien est très heureux de l’annonce de candidature du président Abdelaziz Bouteflika
Malgré tout, le premier ministre Ahmed Ouyahia est formel : «Le peuple algérien est très heureux de l’annonce de candidature du président Abdelaziz Bouteflika». Cette assertion prononcée par le chef du gouvernement le 11 février est mise à mal cinq jours plus tard. A Kherrata (350 km à l'est d'Alger), en petite Kabylie, les premières voix discordantes se font entendre. «Non au cinquième mandat de la honte», peut-on lire sur une large banderole brandie par les manifestants en tête de cortège. Mais cette première manifestation contre un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika n’inquiète guère le camp présidentiel.
Abdelmalek Sellal, alors fraîchement chargé par le président algérien de diriger sa campagne électorale après celle de 2004, 2009 et 2014, se veut serein : «Nous acceptons les opinions différentes. Chacun peut exprimer son opinion, mais de manière pacifique. Il n'y a aucun problème. Il n'est pas nécessaire de marcher.» Il ajoute : «Il faut qu'un jour nous puissions arriver à discuter entre nous.»
Le dialogue, lui, est pourtant déjà définitivement rompu. Le 22 février, le mouvement de contestation, le Hirak, monte en puissance. La capitale, Alger, en devient l’un des épicentres. Au cours de l’après-midi, quelques heures après la traditionnelle prière du vendredi, les slogans dirigés contre Abdelaziz Bouteflika fusent de toute part. Les rues deviennent progressivement noires de monde, les forces de sécurité, prises de court, sont débordées.
Les deux jours suivants, de nombreux rassemblements se tiennent, toujours dans le calme, à travers le pays mais également à l’étranger à l’initiative de la diaspora. L’Algérie est en réalité entrée dans une période inédite qu’aucun observateur n’avait vu venir.
Le 26 février, bis repetita : répondant à des appels sur les réseaux sociaux, les étudiants investissent en nombre les rues de plusieurs villes du pays et expriment à leur tour leur rejet de la candidature du président algérien. Rien n'y fait, le vent de la révolte souffle mais la candidature du président – qui s’est envolé pour Genève deux jours plus tôt afin de passer des «examens périodiques», selon la version officielle – est maintenue. Ainsi, le 3 mars, celui-ci «dépose» son dossier de candidature, par l’intermédiaire d’Abdelghani Zaalane. Ce dernier, ancien ministre des Travaux public, a succédé entretemps au directeur de campagne Abdelmalek Sellal limogé la veille, à la suite d’énièmes manifestations massives contre le président candidat.
Le camp Bouteflika se fissure
Le dossier de candidature d’Abdelaziz Bouteflika est déposé, sa validation prochaine par le Conseil constitutionnel semble inéluctable. Mais ses adversaires ne se résignent guère : les manifestations se poursuivent avec la même intensité et contraignent à la surprise générale Abdelaziz Bouteflika à jeter l’éponge le 11 mars. Ou presque. S’il assure ne pas se représenter pour un cinquième mandat, il décide cependant de reporter l’élection présidentielle. Le quatrième mandat se poursuit donc pour une durée indéterminée.
Dans un communiqué actant son «demi-renoncement», il assure : «Il n'y aura pas de cinquième mandat et il n'en a jamais été question pour moi.» L'agence de presse publique APS annonçait pourtant la veille qu'il était toujours candidat à un cinquième mandat successif. Cet imbroglio renforce le scepticisme général sur la capacité d’Abdelaziz Bouteflika à diriger le pays. Son frère cadet Saïd, son proche et influent conseiller, serait-il à la manœuvre ? Pour de nombreux Algériens, il ne fait qu’aucun doute que c’est bel et bien lui qui décide en lieu et place de son frère aîné. Celui-ci, soupçonné depuis plusieurs années d’être le véritable détenteur du pouvoir, est d’ailleurs dans le collimateur des manifestants à l’instar des autres personnalités politiques liées de près ou de loin à Abdelaziz Bouteflika.
C’est dans ce climat de défiance que le chef d’état-major de l’armée, Gaïd Salah, fait entendre sa voix. S’il avait assuré à plusieurs reprises que la «grande muette» n’interviendrait plus dans la vie politique algérienne, il réagit le 18 mars à la situation dans laquelle se trouve le pays. Il y salue dans un communiqué la «profonde conscience populaire» des manifestants et estime que «pour chaque problème existe une solution, voire plusieurs». Un ton radicalement différent de celui adopté le 8 mars. Alors que des centaines de milliers d’Algériens étaient descendus dans les rues pour exprimer leur refus de voir le chef d’Etat briguer un cinquième mandat, il avait mis en garde contre des «forces malintentionnées jalouses de la stabilité et de la paix qui règnent en Algérie», lors de sa visite d’inspection à l’académie militaire de Cherchell (ouest d’Alger).
Un peu plus d’une semaine plus tard, le 26 mars, Gaïd Salah lâche finalement celui à qui il doit sa nomination à la tête de l’armée, en appelant à acter la vacance du pouvoir. Un appel auquel s'associe le lendemain l'ancien Premier ministre Ahmed Ouyahia, fraîchement limogé.
La lettre d’adieu
Dès lors, tout s’accélère : le 1er avril, un communiqué de la présidence annonce qu'Abdelaziz Bouteflika démissionnera avant la fin théorique de son quatrième mandat prévue le 28 avril. Celle-ci intervient finalement le 2 avril, quelques heures après un coup de semonce de l'armée exigeant sa «mise à l'écart». Le soir même, la télévision diffuse les images d'un Abdelaziz Bouteflika vêtu d'une djellaba, remettant non sans difficulté sa démission au président du Conseil constitutionnel, Tayeb Belaïz, son ancien ministre de la Justice. Alors que des milliers d'Algériens célèbrent son départ, il leur «demande pardon» dans une lettre d’adieu.
«Je quitte la scène politique sans tristesse ni peur pour l’avenir de notre pays [et] je vous exhorte à demeurer unis, à ne jamais vous diviser […]. L’erreur étant humaine, je vous demande pardon pour tout manquement, par une parole ou un geste, à votre égard [et] comme toute chose a une fin, je vous fais mes adieux même s’il n’est pas facile pour moi de vous exprimer toute la sincérité de mes sentiments.»
L’ancien fringant ministre des Affaires étrangères de l'Algérie des années 1960-1970 est finalement contraint de quitter, amoindri, la scène politique sous la pression de la rue, 20 ans après avoir menacé de ne pas honorer sa fonction de président s'il ne recevait pas une adhésion massive des Algériens à son programme.
En 1999, quelques jours avant sa victoire à la présidentielle, il déclarait ainsi lors d'une interview accordée à France 2 : «Si je n'ai pas un soutien franc et massif du peuple algérien, je considère qu'il doit être heureux dans sa médiocrité. Et après tout, je ne suis pas chargé de faire son bonheur bien malgré lui. Je sais rentrer chez moi et y rester pendant 20 ans : je l'ai déjà prouvé dans le passé. Je ne suis pas un chercheur de pouvoir, pas plus que quelqu'un qui est atteint de messianisme politique. Je sais que mon pays a besoin de quelqu'un mais je ne m'imposerai pas au peuple.»
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