Emmanuel Macron face au défi de «l'Etat profond»
Ces derniers jours, Emmanuel Macron a plusieurs fois mis en lumière un «Etat profond» qui serait susceptible de résister à ses choix stratégiques. Si l'expression a été démocratisée par Donald Trump, elle revêt pourtant une réalité incontestable.
«Etat profond.» Le terme est lâché. En l’espace de quelques jours, Emmanuel Macron a utilisé plusieurs fois cette expression afin de désigner des entités faisant de la résistance quant à ses choix stratégiques. Alors qu’il s’adressait à l’Association de la presse présidentielle, le 21 août, à la suite de la visite de Vladimir Poutine au Fort de Brégançon, il a employé le terme deux fois à propos de ceux qui, au sein des appareils d’Etat français et russes, refusaient un rapprochement entre les deux nations attisant la vielle rivalité entre Est et Ouest. Le même jour, évoquant possibilité de rédaction d’un communiqué commun à l’issue du G7, il a fustigé des «des chicayas de bureaucrates et d’Etat profond», expliquant ne pas vouloir être «l’otage de gens qui négocient pour moi».
Même son de cloche quelque jours plus tard devant les ambassadeurs lors de la traditionnelle conférence de rentrée le 27 août. « Vous aurez chaque jour des preuves de ne pas aller dans ce sens parce que les acteurs de part et d’autre essaieront chaque jour de menacer ce projet, y compris côté russe, car il y a beaucoup d’acteurs dans les services, dans les forces économique ou autres, qui essaieront des attaques, des provocations et essaieront de fragiliser cette voie», a-t-il expliqué précisant devoir être «intraitable lorsque notre souveraineté ou celle de nos partenaire est menacée».
Qu’est-ce que l’Etat profond ?
C’est la première fois qu’un président de la République en exercice utilise ce fameux concept «d’Etat profond». Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre et représentant spécial de la France pour la Russie, s'exprimant pour RT France, le définit comme ces membres de l’administration «qui entendent faire comme ils ont toujours fait» et qui «pensent tout savoir et n’ont pas d’ordres à recevoir». Un élu proche de l’exécutif, interrogé par à BFM TV, rappelle que «l'administration, ce sont les meubles. La politique, c'est la poussière. Les gouvernements et les élus passent, mais l'administration, elle reste».
L’expression désigne donc des entités informelles qui se trouveraient en mesure de prendre des décisions de façon dissimulée en manipulant l'État de droit. On pense par exemple à la bureaucratie militaire ou encore au ministère des Affaires étrangères. Mais l’élu proche du pouvoir interrogé par BFM TV va même plus loin affirmant qu’«on parle souvent d'État profond lorsqu'il s'agit du ministère des Affaires étrangères et de celui des Finances, mais il est autrement plus puissant dans les domaines de la Santé ou de l'Éducation nationale».
Après un peu plus de deux ans passés à la tête de l’Etat Emmanuel Macron serait-il en train d’en faire l’amère expérience ? Connaissant le parcours du président de la République, on peut en douter. Introduit par François Hollande, proche de Jacques Attali, membre des Young Leaders et ministre de l’Economie pendant deux ans, l’ancien locataire de Bercy sait de quoi il en retourne. Preuve en est, après son élection, Emmanuel Macron voulait mettre en place un «spoil system» calqué sur le modèle américain. Dans une telle organisation, les postes clefs de la haute administration sont occupés par des fonctionnaires en phase avec la politique de l’exécutif qui sont donc remplacés à chaque changement de pouvoir. Il avait dû revoir ses prétentions et délaisser sa promesse avant de la réintroduire en mai dernier lors d’un Conseil des ministres.
«Ces résistances doivent être vaincues»
Réagissant sur Twitter aux propos du locataire de l’Elysée, l’ancien député européen et géopolitologue Aymeric Chauprade a dénoncé le «lobby néo-conservateur au sein du ministère de la Défense et du ministère des Affaires étrangères opposé à notre politique d’équilibre».
@EmmanuelMacron découvre-t-il ce que je dénonçais il y a plusieurs années, me faisant alors traiter de complotiste, à savoir ce lobby néo-conservateur au sein du @Defense_gouv et du @francediplo opposé à notre politique d'équilibre? https://t.co/XGLYSg4IDK
— Aymeric Chauprade (@a_chauprade) August 25, 2019
L’administration serait donc devenue le reflet de dix ans de politiques atlantistes, sous François Hollande mais encore plus durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy au cours duquel la France avait réintégré le commandement intégré de l’Otan. C’est en tout cas ce que décrit une enquête de Marianne intitulée «La "secte des néocons squatte le Quai d’Orsay". Elle met en lumière un petit groupe de personnes qui «a revendiqué une rupture avec l’héritage de Chirac et du gaullisme» et qui «s’est senti poussé des ailes» après l’élection de Nicolas Sarkozy.
Fait révélateur, le directeur de l'Institut de relations internationales et stratégiques Pascal Boniface a considéré la remarque du président lors du discours devant les ambassadeurs comme un «avertissement clair et net aux néo-conservateurs».
“Nous avons aussi un État profond .Certains peuvent être tenté de laisser parler le Président et de ne pas en tenir compte .Je vous déconseille cela .Notamment sur la Russie .Nous ne devons pas la pousser loin de L Europe “
— Pascal Boniface (@PascalBoniface) August 27, 2019
avertissement clair et net aux neo conservateurs pic.twitter.com/u3L3utvAwD
Tenant d’une ligne «gaullo-mitterrandienne», le président de la République fait donc face à un obstacle de taille, lui qui affirmait un mois après son élection vouloir couper les ponts avec «une forme de néoconservatisme importée en France depuis dix ans». Mais pour Jean-Pierre Chevènement pas de doute : «Emmanuel Macron a rappelé à juste titre que le décideur en dernier ressort c’est le président de la République dans les institutions françaises et que par conséquent les orientations qu’il donne doivent se traduire sur le terrain.» L’ancien maire de Belfort préconise même que «ces résistances [soient] vaincues».
Donald Trump en guerre contre le Deep State
Toujours est-il que l’utilisation même du terme «Etat profond» a posé question. L’expression a été démocratisée ces derniers mois par le président américain Donald Trump qui avait mis en lumière lors d’un meeting en septembre 2018 ces «agents non élus de l’Etat profond [Deep State] qui poussent leur propre agenda secret et sont véritablement une menace pour la démocratie». Si, comme le rappelle justement Jean-Pierre Chevènement cet «Etat profond» «existe partout», il est assez remarquable qu’Emmanuel Macron singe la rhétorique du 45e président des Etats-Unis.
Par ailleurs, avant d’être utilisée par l’ancien magnat de l’immobilier, elle l’était par les milieux dits «complotistes», ce que n’ont pas manqué de souligné plusieurs internautes. «Il faudra quand même m’expliquer comment un parti prétend lutter contre les "fausses nouvelles" et la désinformation quand le PR lui-même (et du coup les députés LREM) reprennent et normalisent un vocabulaire complotiste comme "Etat profond"», s’inquiétait l’un d’entre eux sur Twitter.
Il faudra quand même m’expliquer comment un parti prétend lutter contre les “fausses nouvelles” et la désinformation quand le PR lui-même (et du coup les députés LREM) reprennent et normalisent un vocabulaire complotiste comme “Etat profond”. Quelle faillite...
— Olivier Schmitt (@Olivier1Schmitt) August 25, 2019
Nous voilà donc en plein milieu de l’affrontement entre deux doctrines politiques antagonistes dont une seule pourra dicter ses conditions au moins jusqu’à la fin du quinquennat. Le président Emmanuel Macron saura-t-il l'emporter face au défi de l'Etat profond français ?