Lutte contre l'ingérence ou instrumentalisation : quel rôle jouera l'agence anti-«manipulations» ?
Le gouvernement a annoncé la mise en place dès septembre d'une agence nationale visant, sur le papier, à lutter contre les manipulations de l'information en provenance de l'étranger. Mais l'éventualité d'une instrumentalisation politique interroge.
Le 2 juin, le Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), Stéphane Bouillon a annoncé que la France s'apprêtait à créer une agence nationale de lutte contre les manipulations de l'information en provenance de l'étranger visant à «déstabiliser l'Etat». Une agence créée, entre autres, dans l'optique des échéances électorales du printemps 2022. Mais, si les ingérences étrangères sur le sol français sont une réalité - comme l'ont encore démontré les récentes révélations autour de l'espionnage de hauts responsables par la NSA - quel sera le rôle réellement joué par cette structure, au-delà des éléments communiqués par le gouvernement ? Interrogés par RT France, certains analystes s'inquiètent du caractère sélectif de cette lutte contre les manipulations.
Le champ de l'information : une forêt en proie aux incendies ?
Rattachée au SGDSN – un organisme interministériel placé sous l'autorité du Premier ministre – l'agence devrait voir le jour dès le mois de septembre et mobiliser à terme jusqu'à 60 personnes qui travailleront en sources ouvertes, c'est-à-dire à partir d'éléments publics, comme l'a précisé Stéphane Bouillon au cours d'une audition devant la Commission défense à l'Assemblée nationale.
Nous aiderons les médias s'ils le souhaitent, à jouer leur rôle
Stéphane Bouillon s'est exprimé sur le projet en ces termes : «Soyons bien clair, il ne s'agit absolument pas pour nous de commencer à dire "telle information est exacte, telle information est inexacte" ça c'est le rôle des politiques, c'est le rôle des médias et c'est le rôle de la justice. Ça ne peut pas être le rôle d'une administration et ça ne doit pas être son rôle. Ce que nous cherchons à faire [...] c'est de voir qu'une information qui en train de circuler et qui a une rapidité d'amplification très forte vient d'un pays étranger ou d'une organisation étrangère qui vise ainsi à déstabiliser sur le plan politique l'Etat, à faire monter quelque chose». «Notre objectif est de pouvoir détecter quelque chose qui en train de monter, et de signaler l'incendiaire», a résumé l'ancien préfet, en utilisant la métaphore des feux de forêt.
Le gouvernement souhaite également impliquer les médias – qu'il entend curieusement «aider à jouer leur rôle» – et les réseaux sociaux dans sa chasse à l'information jugée «incendiaire».
«Nous souhaitons évidemment une articulation la plus forte possible avec les médias, donc avec, nous le souhaitons, des journalistes mais aussi des représentants des réseaux sociaux qui pourront être installés dans le comité d'éthique et scientifique», a ainsi précisé Stéphane Bouillon, avant toutefois de préciser ne pas avoir l'intention de se substituer à la mission des médias sur ce sujet. «Nous n'interviendrons qu'en toute transparence», a-t-il assuré. Le comité d'éthique et scientifique évoqué par Stéphane Bouillon sera – en plus de journalistes et d'éventuels représentants des réseaux sociaux – composé d'un membre du Conseil d'Etat (la plus haute juridiction administrative française), d'un membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), d'un magistrat, d'un ambassadeur, et de chercheurs pour veiller sur les activités de cette agence.
L'agence compte aussi s'appuyer sur des «geeks» qui ont la capacité de pouvoir «regarder ce qui se passe en source ouverte». «Nous ne faisons pas du renseignement. Ce qui nous intéresse c'est ce qui est en train de devenir pandémique en termes informationnels», a martelé Stéphane Bouillon, tentant ainsi de désamorcer de potentielles accusations d'entrave à la libre expression.
Une impartialité mise en doute
Conscient du fait que cette agence puisse être considérée comme un outil d'influence en ligne au service de l'exécutif français à un an de la présidentielle, le SGDSN promet la «transparence totale» sur ses actions.
Rien ne sera fait contre la désinformation ou la propagande qui vient de l'Etat français lui-même
Cependant, pour certains analystes, ces garanties du gouvernement ne sont pas convaincantes. Interrogé par RT France, l'éditorialiste Alexis Poulin estime que la création de cette agence est une tentative «malsaine» de contrôle de l'information, qui sera probablement orientée : «En ligne de mire [de ce nouveau dispositif] se trouvent les "ennemis officiels" russes désigné, alors qu'on ne fait pas grand cas des écoutes de la NSA.» «Par ailleurs, rien ne sera fait contre la désinformation ou la propagande qui vient de l'Etat français lui-même», estime-t-il, en rappelant que «les grands réseaux sociaux collaborent déjà avec les Etats» pour censurer certaines informations.
Le spécialiste des réseaux sociaux Fabrice Epelboin juge lui aussi qu'avec cette agence, l'Etat français risque «de se tirer une balle dans le pied» : «Le spectre des acteurs qui font de la désinformation est très large, mais il y aura un parti pris. On ne regardera pas du côté des Etats-Unis ou du Qatar, par exemple», prévient-il. Fabrice Epelboin met également en garde contre une «agence d'Etat» alors qu'il existe également «une armée de trolls au service de La République en marche». «La vérification de l'information est un domaine dans lequel il est difficile de rester objectif et neutre. Il faudrait confier cette mission à des ONG mais, quand cela a été fait, elles ont aussi été torpillées par des partis pris», déplore le spécialiste interrogé par RT France.
Parmi les rares hommes politiques à avoir émis des réserves dans la foulée de l'annonce, le fondateur et président de l'UPR François Asselineau a pour sa part regretté, sur Twitter, que les autorités françaises ne se concentrent pas sur la lutte contre «les écoutes des dirigeants français par les services américains, danois, et allemands». «Il s'agit de "se préparer" aux "tentatives d'ingérence" étrangères dans l'élection de 2022, comme "aux États-Unis". Bref, ce sont la Russie et la Chine les méchants», conclut le candidat à l'élection présidentielle de 2017.
⛔NON, il ne s'agit pas de lutter contre les écoutes des dirigeants français par les services🇺🇸 🇩🇰 🇩🇪 !
— François Asselineau (@UPR_Asselineau) June 3, 2021
Il s'agit de «se préparer» aux «tentatives d'ingérence» étrangères dans l'élection de 2022, comme «aux États-Unis».
Bref, ce sont 🇷🇺 et🇨🇳 les méchants. https://t.co/ZtOwjdmWFU
Surveiller les «ingérences étrangères» lors des élections
Du côté des défenseurs du projet, la députée européenne et ancienne ministre chargée des Affaires européennes Nathalie Loiseau s'est félicitée de la création de cette agence qui va, assure-t-elle, «exposer, caractériser les attaques pour combattre la manipulation». «L’étendue des ingérences étrangères contre nos démocraties requiert une réponse lucide», estime-t-elle.
L’étendue des ingérences étrangères contre nos démocraties requiert une réponse lucide. Exposer, caractériser les attaques pour combattre la manipulation. La 🇫🇷 va créer une agence de lutte contre les manipulations de l'information provenant de l'étranger https://t.co/0WcV5mXLQk
— Nathalie Loiseau (@NathalieLoiseau) June 2, 2021
Les résultats obtenus par la nouvelle agence devraient, selon le SGDSN, par exemple «permettre aux hommes politiques, aux diplomates, à la justice et la presse de constater que sur 400 000 tweets de reprise de telle ou telle information, 200 000 viennent d'une ferme à bots [c'est-à-dire des comptes automatisés] dans une région hors de notre pays, ou que tel débat provient d'une ferme à "trolls" [visant à générer des polémiques]».
Plusieurs échéances électorales feront l'objet d'une attention particulière au cours des mois à venir, a confié le SGDSN. Le déroulement des élections législatives en Allemagne fin septembre sera ainsi observé, «pour pouvoir en tirer des leçons». Le référendum d'autodétermination du 12 décembre prochain dans l'archipel français de Nouvelle-Calédonie aura aussi valeur de test dans le domaine des potentielles influences étrangères dans le processus électoral. Il sera l'occasion de «regarder s'il n'y a pas des Etats qui ont intérêt à ce que le résultat du vote aille dans un sens qui ne serait pas forcément celui [pour lequel] les Calédoniens eux-mêmes voteraient"», a encore commenté Stéphane Bouillon.
Absent à ce stade du récit du gouvernement autour de la création de la future agence nationale, l'épisode des MacronLeaks est-il logé dans un coin de l'esprit des décideurs ?
Lors de la campagne présidentielle de 2017, la Russie avait en effet été montrée du doigt pour sa prétendue implication dans le piratage des emails du parti En Marche ! d’Emmanuel Macron. Plusieurs milliers de documents internes à l'équipe de campagne du futur vainqueur de la présidentielle (certains vrais, d'autres faux) avaient en effet fuité sur internet. Ces accusations, pourtant balayées par Moscou qui évoquait une «chasse aux sorcières» emprunte de «russophobie», avaient donné lieu à une offensive du gouvernement contre la manipulation de l'information et les fake news attribuées, malgré l'absence d'éléments probants, aux médias russes et à RT France.
Inspirée par la «Task Force Honfleur», calquée sur un dispositif américain
Selon le narratif gouvernemental repris par l'AFP, c'est plutôt une première expérimentation amorcée l'an dernier qui serait à l'origine du projet. Après l'assassinat en octobre de l'enseignant Samuel Paty par un islamiste, une campagne antifrançaise avait fleuri sur les réseaux sociaux. L'exécutif avait alors chargé une cellule baptisée «Task Force Honfleur» de détecter et de caractériser cette initiative, qui s'avérera d'origine turque. Début 2021, Emmanuel Macron avait émis le souhait que cette mission de lutte contre la désinformation soit confiée à un service interministériel. «La TF Honfleur nous a permis d'imaginer ce que pourrait donner cette structure une fois qu'elle serait renforcée et mise en place», a confirmé Stéphane Bouillon.
Comme explique un des acteurs du dossier cité par l'AFP, la nouvelle agence ambitionne de devenir un «Graphika d'Etat», en référence au spécialiste américain qui établit grâce à l'intelligence artificielle des cartes détaillées des réseaux sociaux. Aux Etats-Unis, un organisme rattaché au département d'Etat, le Global Engagement Center (GEC), a la mission de «diriger, synchroniser, intégrer et coordonner les efforts du gouvernement fédéral pour détecter, comprendre, exposer et contrer la propagande étatique et non-étatique, les manœuvres de désinformations visant à saper ou influer sur la politique, la sécurité ou la stabilité des Etats-Unis, de leurs alliés et de leurs partenaires».
D'autres pays ou groupes d'Etats se sont également d'ores et déjà dotés de structures comparables. L'Union européenne par exemple a créé en 2015 «East Strat Comm», spécifiquement consacrée à lutter contre les manipulations... attribuées à la Russie.