Au milieu des mouvements sociaux qui traversent la France entière et soumettent les forces de l'ordre à des pressions intenses, les policiers montrent autant de signes d'essoufflement que les Gilets jaunes. Le ministre de l'Intérieur, qui a beaucoup compté sur ses gardiens de la paix ces dernières semaines, a accepté de rencontrer les syndicats majoritaires du secteur ce 18 décembre. Mais Christophe Castaner a fixé d'emblée les limites du cadre de la discussion en déclarant au micro de BFMTV : «Je ne crois pas que les policiers soient Gilets jaunes.» Ces représentants professionnels rivalisent pourtant d'annonces fracassantes sur des actions qui flirtent avec les limites de la grève bien qu'une telle action leur soit interdite. Le syndicat VIGI, très peu représentatif au sein de la police, est même allé jusqu'à annoncer un préavis de grève illimitée à partir du 8 décembre.
Mais selon des policiers de terrain, la réaction du ministre arrive trop tard, quoi qu'il en soit. L'annonce réitérée ce 18 décembre par le gouvernement d'une prime de 300 euros pour les effectifs mobilisés pendant les manifestations (attribuable sous certaines conditions horaires et calendaires) avait par ailleurs déjà été faite à l'occasion du déjeuner d'Emmanuel Macron dans une caserne de CRS le 3 décembre dans le XXe arrondissement de Paris. Une compagnie de CRS avait choisi tout net d'y renoncer. Un membre de l'association policière UPNI, joint par RT France estime d'ailleurs qu'il s'agit d'un «très mauvais message» à adresser aux Gilets jaunes : «Cela déshumanise encore plus les policiers et on n'a vraiment pas besoin de ça.»
Pendant ce temps, certains commissariats, notamment à Paris, doivent fermer la nuit, faute de personnel, quand les agents de certains autres ne sortent carrément plus en patrouille.
Le commissariat de Longjumeau dans l'Essonne est un exemple particulièrement criant de ce que doivent affronter quotidiennement les hommes et les femmes en bleu qui mènent une lutte de moins en moins silencieuse au point que les médias commencent à s'y intéresser. Dans ce commissariat, rien ne va plus : selon des policiers interrogés par RT France, sur 32 policiers titulaires de terrain (police-secours et brigade anti-criminalité confondues), 14 sont actuellement en arrêt maladie, malgré la délinquance persistante et la crise des Gilets jaunes.
Par ailleurs, les effectifs sur place n'ont pas attendu les initiatives récentes des syndicats pour faire la grève du chiffre et suspendre leurs patrouilles – c'est-à-dire, ne sortir que sur appel. C'est déjà la situation à Longjumeau depuis de longues semaines. En cela, ce commissariat qui va mal peut être considéré comme précurseur en la matière et ses effectifs, à bout de souffle, font figure de lanceurs d'alerte.
La hiérarchie locale soutient ses équipes, ainsi que le directeur départemental, la psychologue et la maire de la ville... Mais rien ne bouge et les policiers flanchent les uns après les autres. Certains commencent à avoir des idées suicidaires.
Les petits commissariats comme le nôtre sont aux oubliettes
Deux membres des effectifs de police-secours de ce commissariat se sont confiés à RT France et ont décrit une situation «catastrophique» : «Deux brigades de jour sur trois sont actuellement en arrêt maladie. En trois ans, la situation s'est gravement dégradée. Par exemple, nous n'avons pas eu de sorties d'école [nouvelles embauches fraîchement émoulues], sauf pour combler les départs. Déjà à l'époque, lorsque la police de proximité a disparu, cette brigade s'est transformée en BAC [brigade anti-criminalité] de jour et on est passé à sept effectifs au lieu de huit, dont deux adjoints de sécurité. Ces derniers font ce qu'ils peuvent sur le terrain, mais ils n'ont pas les mêmes attributions que les gardiens de la paix...»
Et pourtant, les problèmes ne manquent pas sur le terrain et les habitants demandent à cor et à cri qu'on réponde à leur détresse sur le plan de la sécurité. Un des deux policiers interrogés par RT France a souligné l'urgence de la conjoncture à Longjumeau : «C'est un secteur difficile. Il s'agit de la deuxième plateforme de trafic de stupéfiants sur notre département [Essonne]. Cependant, Longjumeau n'a pas été mise en SUEP [les secteurs ou unités d'encadrement prioritaires, qui attirent les candidatures des fonctionnaires souhaitant faire avancer leur carrière], et les conditions de travail sont catastrophiques...»
Je n'en pouvais plus alors j'ai appelé mon commandant pour lui dire que je préférais lui rendre mon arme de service parce que j'avais des pulsions suicidaires
Alors, pour continuer à assurer un minimum de patrouilles pendant la journée, les collègues s'arrangent entre eux, quitte à faire passer leurs congés personnels et les formations obligatoires au second plan. Cependant, les fonctionnaires estiment qu'une certaine logique du deux poids deux mesures s'applique en matière de dotation des commissariats : «Il faut comprendre que les petits commissariats comme le nôtre sont aux oubliettes. Chez nous, la BAC de nuit tournait à quatre personnes trois nuits sur sept, maintenant ils ne sont plus que trois à faire le même travail», déplore un policier de Longjumeau.
Son collègue se félicite malgré tout des valeurs que savent conserver les policiers entre eux : «Notre hiérarchie directe nous soutient, entre collègues, il y a beaucoup de solidarité et nous continuons à faire de l'interpellation, du déferrement, malgré les difficultés pour mener à bien notre mission.»
Notre désarroi a également été constaté par la psy, elle est outrée
Le problème de ce commissariat mal doté est en réalité un classique des problématiques territoriales dans la police : le commissariat de Massy, première ville du département aspire les vocations grâce au statut SUEP.
Ainsi, les policiers du secteur, déjà affectés, qui passent des habilitations pour travailler en brigade anti-criminalité (BAC) sont confrontés à deux choix : rester en poste dans un commissariat en mal de moyens et attendre que leur habilitation devienne caduque au bout d'un an ou demander leur mutation dans un commissariat qui pourra dans les accueillir dans une BAC.
Notre sécurité n'est plus assurée, surtout en journée dans les zones de trafic de stupéfiants. Ce n'est pas important pour le ministère de l'Intérieur apparemment.
Par ailleurs, le manque de moyens confronte les policiers à un autre écueil toujours plus récurrent au sein des forces de police ; ils ne se sentent plus en sécurité sur le terrain. «Le contexte a beaucoup changé en une dizaine d'années. Maintenant, il y a les attentats, les manifestations lycéennes de plus en plus violentes et récurrentes. Alors non, notre sécurité n'est plus assurée, surtout en journée dans les zones de trafic de stupéfiants. Nous avons un grand sentiment d'insécurité. Notre sécurité n'est pas importante pour le ministère de l'Intérieur apparemment», assure l'un des policiers interrogés.
Alors, en désespoir de cause et acculés à l'extrême, les membres des forces de l'ordre qui ne peuvent pas faire grève, ni continuer dans ces conditions accumulent les arrêts de travail pour éviter d'en venir à se supprimer, dans certains cas : «On est tous à bout. On en a parlé à notre directeur départemental, mais lui-même nous a dit qu'il avait les mains liées. Notre désarroi a également été constaté par la psy. Elle est outrée... La maire de Longjumeau [Sandrine Gelot, Les Républicains-LR] nous soutient aussi. Côté syndicats en revanche, c'est silence radio», lâche dépité l'autre policier.
Notre vie personnelle est impactée aussi. Parfois on songe au suicide. Alors on s'arrête.
Un autre renchérit : «Notre seul moyen pour ne pas craquer, c'est l'arrêt de travail. Le commandant et le chef de service ont demandé leurs mutations et les gradés obtiennent généralement ce qu'ils demandent... Nous, non. On reste là. On nous a dit de patienter jusqu'à juin 2019 sans savoir ce qui adviendra à ce moment-là. Mais pour nous, le discours de patience, c'est lourd et ça ne change rien. Notre vie personnelle est impactée aussi. Parfois on songe au suicide. Alors on s'arrête.»
S'arrêter plutôt que d'aller trop loin et commettre l'irréparable, c'est le choix qu'a dû faire l'un de ces deux policiers : «Je n'en pouvais plus alors j'ai appelé mon commandant pour lui dire que je préférais lui rendre mon arme de service parce que j'avais des pulsions suicidaires. On m'a pris en rendez-vous pendant deux heures et on m'a dit, en gros : "Prends ta journée." Ensuite, on m'a redonné mon arme pour aller bosser.»
Et si ces policiers savent qu'ils peuvent compter sur une partie de leur hiérarchie au niveau local, ils ne se font pas d'illusions sur les suites qui seront données à leur mouvement de détresse : «De toute façon, on nous a juré qu'on nous ferait payer nos arrêts maladie.»
Quand les maires doivent trouver des solutions pour pallier les manquements de l'Etat
Joint par RT France, le cabinet de Sandrine Gelot, maire LR de Longjumeau, a rappelé que la ville avait écrit une lettre ouverte au ministre de l'Intérieur le 10 décembre, dans laquelle elle attirait l'attention du gouvernement sur la situation critique des habitants du quartier La Rocade-Bel Air qui, confrontés à la criminalité de leur zone résidentielle, «sont à bout, ont peur pour eux-mêmes et leurs enfants, se sentent à la merci des dealers et abandonnés par l'Etat.»
Par ailleurs, le cabinet du maire a souligné la bonne entente qui régnait entre les polices municipale et nationale dans la ville de Longjumeau.
La ville a également demandé à ce que les forces nationales, qui ne dépendent pourtant pas d'elle, soient renforcées au sein de ce commissariat : «Les gens n'en peuvent plus de ce trafic. Certains dealers sont arrêtés, mais les peines ne sont pas du tout en corrélation avec les délits», a déploré le cabinet du maire auprès de RT France.
Et d'ajouter : «En conséquence, nous avons doublé les effectifs de notre police municipale et nous avons grandement renforcé leurs équipements. La maire se démène pour que les pouvoirs publics réagissent. Elle veut que les habitants aient une réponse, afin qu'ils puissent vivre en toute quiétude.»
La police municipale pour voler au secours d'une police nationale mal dotée... Un exemple à suivre pour les villes aux commissariats en déclin ? Il est à gager qu'une telle initiative pourrait des idées en haut lieu où l'on semble bien en peine d'apporter une solution pérenne au mal-être des membres des forces de l'ordre. En 2018, on dénombre déjà 35 suicides dans la police nationale et 32 dans la gendarmerie.
Antoine Boitel