Alors que Moscou est confrontée depuis 30 ans au mépris de l'Occident et à un refus pavlovien de dialogue, Vladimir Poutine a décidé de durcir le ton face à l'expansion de l'OTAN aux frontières de la Russie.
Dans ce concours mondial à l’humiliation des uns et des autres qu’est la crise en Ukraine, nous sommes pétris de maux de toutes parts depuis que les tensions régionales se sont accrues de façon exponentielle ces dernières semaines. Chaque partie en présence les exprime à sa manière au cœur d’une marmite géopolitique portée à ébullition.
Pour les Etats-Unis, le retrait américain traumatique d’Afghanistan et l’humiliation vécue par Joe Biden, ne le pousse pas pour autant à la prudence du côté du front de l’Est. Il a des informations en lesquelles personne ne veut croire : il y aura guerre (volontaire ou par engrenage), et il faut s’y préparer. Et les Etats-Unis ne laisseront pas faire. Car l’idée même que Moscou envahisse un des pays de sa zone d’influence, cet étranger proche, ce pivot de son glacis géostratégique que représente l’Ukraine est inconcevable et inacceptable. Pas tant uniquement par peur de perdre un de ces pays de l’Est, traditionnellement acquis depuis l’effondrement de l’URSS à la cause occidentale et atlantiste, comme le sont désormais notamment la Pologne et les Etats baltes. Mais aussi parce qu’au nom du droit divin dont Washington a hérité à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, tel le sparadrap du capitaine Haddock, l’Europe semble toujours incapable de se débarrasser de cette tutelle politique américaine. Ce qui arrange bien la Maison Blanche et lui permet de placer ses pions et de maintenir sa présence psychologique et physique au cœur du Vieux continent.
Pour l’Europe, la crise ukrainienne est la démonstration du fait clair et net qu’elle reste un nain politique sans autonomie sécuritaire, mais qu’en plus elle dépend toujours bien trop, avec 40% de ses importations énergétiques, du gaz de l’ogre russe. Pourtant, Emmanuel Macron comme Olaf Scholz essaient de résoudre la crise sans peser en réalité face au Kremlin, qui s’est clairement exprimé sur le sujet : ils ne sont pas des interlocuteurs privilégiés pour le président russe. Une claque diplomatique malgré l’emballement médiatique qu’avait suscité la visite du président français à Moscou.
Du côté ukrainien, on est toujours tiraillé entre l’influence russe et cette velléité d’émancipation vers le monde dit «libre», depuis l’humiliation vécue par Kiev après la perte du Donbass et le rattachement de la Crimée à la Russie en 2014. Le président Zelensky a, puisque son pays est indépendant, le choix de ses alliances y compris d’intégrer l’OTAN. Mais pour les Russes, une promesse est une promesse : les Américains ont toujours garanti à Moscou que Kiev n’y entrerait pas. La réalité est probablement plutôt qu’ils n’en veulent pas, plus qu’ils ne le veulent ou peuvent point !
Le dernier acteur majeur de cette histoire connaît l’humiliation depuis trente ans. C’est le lot des perdants de la grande Histoire, qui reviennent souvent par la petite porte pour se venger violemment comme la tristement démontré l’Allemagne en 1939, ou comme la Hongrie d’Orban, obsédée par l’humiliation vécue lors du traité du Trianon en 1920 qui l’avait dépossédée des trois quarts de son territoire initial. On devrait écrire davantage d’ouvrages sur l’humiliation comme moteur de l’Histoire.
Vladimir Poutine a donc régurgité ce sentiment dévorant après la chute du Mur et la fin de la guerre froide pendant près de trente ans, et a savamment mis en place depuis plusieurs années, un habile plan de bataille idéologique, politique et diplomatique pour revenir sur le devant de la scène régionale et mondiale. Il y en avait des raisons et la politique a ses raisons que la raison souvent ignore. L’Occident a nourri de mépris la Russie depuis 1991. L’avancée de l’OTAN en Europe, malgré les promesses de s’arrêter bien avant d’approcher les frontières russes, n’avait pourtant pas effarouché Boris Eltsine qui avait même proposé à l’époque l’intégration de la CEI (Communauté des Etats indépendants) à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord. Par la suite, Vladimir Poutine, lui-même, collaborera au tout début avec l’OTAN, en laissant notamment à Washington la possibilité de jouir de ses bases militaires au Kirghizistan après les attentats du 11 septembre 2001. Poutine par la suite offrira même à l’Union européenne une zone de libre échange commune avec l’Union douanière de l’Union eurasiatique.
Puis ce fut la fin des concessions. Face à ce front du refus pavlovien des Occidentaux de discuter avec Moscou, le président russe finit par tourner casaque. A force de voir son pays traité comme un pays du tiers-monde, Poutine finira par dire niet dans un discours resté célèbre lors de la conférence de sécurité de Munich du 10 février 2007. Il y a en effet quinze ans déjà, ce dernier avait développé sa vision du monde et dénonçait déjà dans les mots l’unilatéralisme américain. En ces termes, il expliquait selon lui les limites et les dangers à venir d’un tel monde sans qu’à l’époque on ne prenne cela vraiment en considération comme toujours lorsqu’il s’agit de la voix russe : «J’estime que dans le monde contemporain, le modèle unipolaire est non seulement inadmissible mais également impossible.» Puis de poursuivre à l’époque et nous ramenant désormais à l’actualité maintenant qu’il allie la parole aux actes : «Il me semble évident que l’élargissement de l’OTAN n’a rien à voir avec la modernisation de l’alliance ni avec la sécurité en Europe. Au contraire, c’est une provocation qui sape la confiance mutuelle et nous pouvons légitimement nous demander contre qui cet élargissement est dirigé.»
Et c’est depuis lors que la Russie a fini par se convaincre que l’agenda américain aurait toujours un agenda agressif sur la planète (et à son égard), et que l’Union européenne se maintiendrait dans un statut de vassalité absolue à l’égard de Washington. Vassalité reconfirmée aujourd’hui avec, dans le cadre de la crise ukrainienne, la vente massive de gaz de schiste américain hyper-polluant à l’UE, au détriment même de son engagement évangélique récent en faveur du climat et de l’environnement. Reconfirmée également maintenant que Poutine s’est mis en posture d’affaiblir l’Europe par le simple fait du prince «Gazpromier» et de jouer enfin totalement le hard power et la carte de la Chine. C’est une stratégie dynamique qui affiche déjà son succès, celui de faire paniquer la Terre entière. Mais là est peut-être la limite de son succès à s’être joué de tous nos maux avec le joker chinois sur ce dossier : la position en effet délicate de la Chine sur l’Ukraine. Pékin a en effet des intérêts énormes à Kiev qui ont sûrement ajouté dans la stratégie de Poutine un point supplémentaire dans la balance pour exclure une invasion pure et simple du pays. Pourquoi ? Car le régime ukrainien, qui reste un grand centre militaro-technologique hérité du temps de l’URSS, exporte énormément d’armes à destination de Pékin. L'Ukraine couvre, en terme de sécurité alimentaire aussi, une large partie de ses besoins en maïs.
Même s’il y aura toujours une méfiance réciproque sino-russe (et peut être même un jour conflit), il y a pour le moment une profonde coopération anti-occidentale des deux pays en faveur d’une ère nouvelle. C’est aussi cela l’affaissement de l’Occident dans cette histoire par la révolte, la résistance et la collusion des parias du monde d’aujourd’hui. Et la déclaration conjointe publiée il y a deux semaines par la Russie et la Chine à la suite du sommet entre Xi Jinping et Vladimir Poutine lors de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver est en cela historique. Il est clair que ce texte consacre la rupture culturelle de la Russie avec la philosophie politique traditionnellement européenne et l’adaptation de son idéologie au modèle chinois. Tout cela est de la realpolitik pure et il n’y a plus de place pour les sentiments. Car dans ce dossier ukrainien, comme dans d’autres dossiers à venir, Vladimir Poutine s’est clairement joué de nos maux et perce enfin la baudruche de l’humiliation qu'il traînait comme une croix depuis trente ans.