Selon Sébastien Boussois, l'affaiblissement de l'Etat islamique à l'extérieur de l'Europe ne signifie pas le recul de l'idéologie djihadiste, au sein de l'EU comme en France, et pour y faire face il va falloir repenser toute la stratégie de sécurité.
Cinq ans déjà ont passé depuis la vague d’attentats commis à Paris le soir du 13 novembre 2015. Entre-temps, Daech, l’Etat islamique tel que nous le connaissions s’est effondré sur le sol syro-irakien et des milliers de djihadistes sont morts, d'autres encore retenus dans les camps tenus par les Kurdes, ou bien largement redispatchés sur d’autres terres de djihad. Dans un ouvrage paru en 2019, intitulé Daech la suite [1], nous alertions sur l’effet en trompe-l’œil de cette apparente disparition. Ce fut hélas assez prémonitoire car les récents attentats qui ont secoué la France et l’Autriche ainsi que les tentatives, régulièrement déjouées, d’attentats en Europe prouvent à quel point non seulement Daesh n’est pas mort, mais qu’en plus l’idéologie djihadiste existe désormais dans la tête de milliers d’individus qui y trouvent une réponse à leurs interrogations. Daech est devenue un concept, une idéologie mondiale, une franchise dans 40 pays, peut-être tout aussi dangereuse et pernicieuse que le premier Califat.
Beaucoup ont eu tort d’espérer qu'en 2018 nous en aurions rapidement fini grâce à quelques mesures sécuritaires, en négligeant par ailleurs la prévention des extrémismes violents dans toutes nos institutions, les services publics ou organismes privés dédiés aux jeunes, les mosquées... Non, il ne faudra pas cinq ans mais des décennies avant d’espérer voir la lumière au bout du tunnel car aujourd’hui, l’idéologie djihadiste suscite de nouvelles vocations, d’individus isolés, moins nécessairement encadrés, chantres du terrorisme d’impulsion et low-cost, à l’arme blanche par exemple, alors qu’auparavant ce terrorisme propre à Daech était exécuté par une véritable armée de l’ombre d’apprentis mercenaires et de jeunes endoctrinés et formés paramilitairement. Les exemples type furent bien ceux des attentats de Paris, Bruxelles, et Barcelone, entre 2015 et 2016. Avec recul, et au regard de l’histoire, cela fait quarante ans que cette doctrine a essaimé depuis l’Afghanistan et n’a que rarement faibli. A chaque destruction localisée, elle a soit ressurgi de plus belle soit s’est mise en veilleuse le temps d’attendre le moment propice et un contexte favorable : une fenêtre d’opportunité politique sur des Etats post-coloniaux fragilisés comme en Afrique subsaharienne, un contexte historique de révolte, nationale comme en Algérie dans les années 1990, ou régionale contre une autorité arbitraire comme au moment des «Printemps arabes», des politiques occidentales d’ingérence comme dans le cadre de la lutte contre Daech en Syrie et en Irak, ou considérées comme provocatrices à l’égard de la communauté des musulmans comme le retour de l’affaire des caricatures – qui servent dès lors de catalyseur au déferlement de violence islamiste.
La concurrence rude entre l’Etat islamique et Al-Qaïda sur ces terrains propices notamment au Moyen-Orient en en Afrique a également provoqué une lutte âpre pour la reconnaissance et le monopole du combat djihadiste. Car certains attentats sont clairement revendiqués par Daech, d’autres par Al-Qaïda, et un certain nombre ne sont même pas revendiqués. Pourquoi ? Quel est donc l’état de la menace, plus dispersée et plus insaisissable aujourd’hui en Europe dans un contexte global anxiogène de pandémie et de montée des populismes de tout ordre ?
Il n’y a pas de fin de Daech parce qu’il y a eu fin définitive ou provisoire de l’Etat islamique : c’est un mirage de l’esprit que de s’en convaincre pour se rassurer. Loin d’être un projet nihiliste, la résurrection du Califat au Levant est clairement perçue comme un succès pour des milliers d’individus de par le monde. Il a surgi, existé, duré, résisté et a envoyé un message clair aux apprentis terroristes de demain : oui il est possible de recréer un Califat, terre sacralisée pour l’application d’un Islam «pur» et par des musulmans débarrassés des souillures de la «modernité». Et en quelque sorte, la diffusion de la «bonne parole» daeshiste s’est démocratisée : libre à chacun de s’en saisir et d’agir selon sa convenance. C’est en substance le message que le Calife Al-Baghdadi a délivré lorsqu’en 2015-2016, alors en difficulté, il a appelé les nouveaux convertis à sa cause à ne plus venir en terre de Califat, mais à réaliser leur propre djihad directement sur le sol européen. Et ce fut là le début d’une spirale de folie d’un djihad de la mort qui s’est accélérée dernièrement, et qui vise à saboter notre résilience collective et polariser nos sociétés. Et le début aussi de la métamorphose du djihadisme récent : au-delà des djihadistes en fuite, de ceux en prison chez nous ou ailleurs, des terroristes inspirés par d’autres sous le format mimétique [2], de plus en plus d’individus agiront au nom des idéaux de «l’Organisation», à laquelle ils pourraient prétendre adhérer, sans même avoir reçu d'instruction claire de sa part de passer à l’acte.
Dès lors, les terroristes de ces dernières semaines sont d’un genre nouveau : alors que la plupart des tueurs de la vague de 2015 étaient nés sur le sol européen, avaient rejoint la Syrie où ils s’étaient formés, pour commettre leurs actes à leur retour en Europe, ceux de 2020 viennent plutôt de l’étranger, influencés par un contexte historique (Tchétchénie pour le réfugié Abdoullah Anzorov, l’assassin de Samuel Paty) ou politico-religieux (Brahim Aouissaoui, le tueur de Nice a fréquenté les milieux salafistes en Tunisie d’où il venait) et ne sont pas rodés aux techniques de guerre mais brandissent de simples armes blanches pour tuer et créer la psychose chez nous. C’est du terrorisme actuellement plutôt low-cost, de basse intensité, mais qui nourrit tout autant la peur collective, en se basant sur des parcours de frustration personnelle ou de détermination idéologique progressive. Combien d’individus peuvent alors se retrouver dans ce cas et être transformés en véritables drones idéologiques par des recruteurs, internet, ou le destin ?
C’est ce à quoi vont être confrontés nos services dans les années à venir. Non seulement la menace ne provient plus d’individus déjà fichés ou signalés, mais elle devient de plus en plus diffuse dans un contexte extrêmement électrique. La pandémie, les dix ans des Printemps arabes, le maintien en place de régimes autoritaires contre lesquels Daech a essayé de lutter en vain, la polarisation de nos sociétés, la montée des ultra-droites et des populismes en Europe, risquent de nourrir de nouvelles envies meurtrières chez certains individus pour lequel le djihad représentera un but en soi. Cette idéologie djihadiste de fortune a de l’avenir et assure la transition jusqu’au retour d’une nouvelle organisation plus violente que jamais. L’histoire du djihad n’a jamais prouvé le contraire jusque maintenant.
Face à ce défi, les solutions devront être holistiques, pour se donner une chance de réussir, et ne passeront pas uniquement par de nouveaux tours de vis sécuritaires qui ne font que pénaliser l’ensemble de la population, stigmatiser les musulmans en conséquence, même si ce n’est pas leur objectif premier, réduire nos espaces de liberté et en quelque sorte, rapprocher nos sociétés du point de rupture souhaité par les théoriciens du djihad. Il n’y a pas de fatalité, mais cela requiert un sursaut d’intelligence collective que nous peinons à voir dans les débats publics enflammés de ces dernières semaines qui sont largement contre-productifs à l’apaisement.
Sébastien Boussois
[1] Editions de l’Aube, Paris.
[2] Un terroriste commet un acte en mimant le terroriste d’avant ou en s’inspirant de lui. Ainsi le terroriste de Nice de la Basilique Notre Dame avait une photo dans son téléphone de l’assassin de Samuel Paty. L’adrénaline circule d’un djihadiste à un autre au-delà de toute organisation ou de tout ordre donné par celle-ci.