Jacques Sapir est directeur d’Études à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales, dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS), le groupe de recherche IRSES à la FMSH

Vers la guerre civile?

Vers la guerre civile?© Yves Herman Source: Reuters
Des policiers à côté des locaux de la Commission Européenne
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La crise actuelle française n’est pas purement économique. Selon l’économiste Jacques Sapir, ses raisons sont beaucoup plus profondes et ses conséquences peuvent être imprévisibles et même mener à une guerre civile.

Cette anomie politique n’est en réalité que la conséquence de la perte de souveraineté dont souffre notre pays

Les nuages qui sont en train de s’accumuler sur la société française et dont les crimes commis en janvier 2015 sont la manifestation la plus immédiate, traduisent une perte de repères généralisée. On peut rattacher cela à une forme d’anomie politique. Celle-ci se manifeste tant par la montée de comportements narcissiques que par des dérives communautaristes. On voit bien que cette anomie politique est le produit de la crise, mais l’on comprend aussi que la crise n’est pas la seule, ni même la principale cause de cette anomie. Car, nous avons connu, dans le passé, d’autres crises économiques qui n’ont pas produit ces effets. Cette anomie politique n’est en réalité que la conséquence de la perte de souveraineté dont souffre notre pays.

Du quantitatif au qualitatif

Cette perte de souveraineté a été progressive et c’est probablement pour cela qu’elle a tardé à se manifester. Aujourd’hui, l’accumulation de petits renoncements, de petites soumissions, a induit un véritable changement qualitatif. Cette perte de souveraineté ne se fait pas au profit d’un Etat particulier, mais à celui du système bureaucratique qui s’est mis en place à travers l’Union européenne, de Bruxelles à Francfort. Elle est devenue évidente avec les événements de l’été 2015 en Grèce qui ont montré, aux yeux de tous, quelle était la véritable nature des institutions européennes et pourquoi ces dernières sont radicalement incompatibles avec toute forme de démocratie. Bien des yeux se sont dessillés à cette occasion. On comprend aussi que cette perte de souveraineté ne peut que favoriser le glissement, désormais de plus en plus rapide, vers un Etat collusif, prélude à la mise en place d’un Etat réactionnaire. Mais, cette perte de souveraineté peut aussi conduire à la guerre civile, qui sera alors l’occasion rêvée qu’attendent certains pour mettre en place cet Etat réactionnaire.

La volonté d’effacer le passé, que l’on devine dans certaines décisions prises sur les programmes d’enseignement, que ce soit à droite, avec le désastreux ministère de Luc Chatel, comme à gauche, n’est pas ici innocente ni sans conséquence

Le drame que nous avons connu les 7 et 9 janvier 2015, les assassinats commis à Charlie Hebdo et à l’Hyper-Casher, sont autant de témoignages que ces nuages commencent à laisser passer l’orage. Il nous faut nous y préparer. Paradoxalement, c’est dans notre propre passé que nous pourrons trouver les principes nous permettant de nous projeter dans l’avenir et de faire face aux orages et aux tempêtes qui viennent. Mais peut-être n’y a-t-il rien de paradoxal à cela. Ces réflexions du passé qui éclairent notre avenir ne sont que l’expérience accumulée des crises que la France a connues et a surmontées. La volonté d’effacer le passé, que l’on devine dans certaines décisions prises sur les programmes d’enseignement, que ce soit à droite, avec le désastreux ministère de Luc Chatel, comme à gauche, n’est pas ici innocente ni sans conséquence.

Il convient ici de le redire, la France est, et a toujours été, diverse. La société n’est pas la produit d’une quelconque homogénéité, qu’elle soit culturelle, religieuse, linguistique ou économique. La société n’est même pas le produit de décisions conscientes d’individus qui lui préexisteraient. Les individus sont en réalité le produit de la société et la construction de cette dernière est simultanée avec la construction des individus. Mais ce processus de construction historique a une histoire et une inertie. Cette dernière n’est autre que la culture politique qui s’est construite en même temps que l’Etat et qui incorpore la mémoire des grandes crises traversées. Cette culture politique, dont le droit à la caricature est un exemple, constitue pourtant un invariant dans le court terme. Nul ne peut prétendre impunément s’en dissocier ou la rejeter sans s’exposer lui-même à un phénomène de rejet.

L’origine d’une tyrannie

Les individus qui composent la société sont donc divers car les processus de production sont eux-mêmes divers. Par ailleurs, les mythes fondateurs de la société peuvent aussi être contestés, ce qui implique une nouvelle diversité. Mais cela ne fait que nous ramener à une évidence : la société est politique. C’est par le politique que se construit le lien social et cette construction implique un redéploiement permanent du politique.

La vision «libertarienne» conduit immanquablement à ce que Hobbes appelait «la guerre de tous contre tous» et concrètement à la guerre civile

Le mot si décrié, et si oublié, de dialectique ici s’impose. Entre l’individu et le collectif s’établissent des liens complexes qui sont irréductibles à la vision tragiquement simplifiée que veulent en donner les «libertariens» de tous bords. Cette vision de la société n’est pas une alternative à d’autres visions. Elle s’oppose en réalité à toute vision de l’organisation sociale. La vision «libertarienne» conduit immanquablement à ce que Hobbes appelait «la guerre de tous contre tous» et concrètement à la guerre civile.

Le rapport intime entre la société et le politique impose de regarder comment s’est produit cette construction dans chaque société. Car, le processus de construction de la société et aussi un processus de différenciation des sociétés. Plus les sociétés se construisent, plus elles produisent des institutions et plus elles affirment leurs différences. Vouloir le nier, prétendre qu’il y aurait des feuilles blanches sur lesquels des esprits forts pourraient écrire une histoire sans tenir compte de l’histoire passée, est la meilleur recette pour conduire à des drames affreux dont le pire est la guerre civile. C’est pourtant à cela que tendent aujourd’hui les institutions européennes et l’idéologie européiste autour de concepts «hors-sol» niant la pertinence de la souveraineté et, par là, de la légitimité. Affirmons qu’il ne saurait y avoir de démocratie sans peuple et que l’idée d’une «démocratie sans démos» n’est que le masque de la pire des tyrannies. Il nous faut donc prendre garde à arrêter au plus vite cette inquiétante dérive.

La construction d’une société

Le processus de construction de la société met aussi en évidence des formes dont on peut repérer la pertinence à travers les âges. Les anciens savaient qu’il n’y a pas de légalité sans légitimité et, qu’en réalité, c’est la seconde qui fonde la première. Des mythes grecs à la distinction romaine entre auctoritas et potestas il y a une leçon qu’il nous faut retenir. Mais le fondement de la légitimité devient lui-même source potentielle de conflits dès lors que la pluralité des religions devient une réalité.

La parade ostentatoire des narcissismes, si elle est cohérente avec l’idéologie des «libertariens», porte en elle la fin de la société démocratique

C’est ce que révèle l’œuvre de Jean Bodin qui, dans un même mouvement, établit la suprématie du principe de souveraineté et le détache à jamais de tout lien avec une religion particulière. «La seule réponse possible aux guerres de religions du passé ou à celles qui nous menacent, aux intégrismes des uns et des autres, aux lectures littérales, c’est l’union entre le principe de souveraineté et celui de laïcité.» Mais ceci implique la distinction entre sphère privée et sphère publique, distinction que l’idéologie actuelle prétend effacer. La parade ostentatoire des narcissismes, si elle est cohérente avec l’idéologie des «libertariens», porte en elle la fin de la société démocratique.

Un danger menace la société, que ce soit par l’accumulation de richesse qui est tellement extrême qu’elle en devient odieuse, ou par la corrosion sourde d’une idéologie individualiste qui ne produit désormais qu’un narcissisme exacerbé. Le politique se trouve aujourd’hui attaqué sur deux fronts, dans les formes de son fonctionnement mais aussi dans l’intimité de son rapport aux individus. Cette attaque du politique, et donc du cœur même de ce qui produit la société, a des conséquences importantes quant aux formes d’organisation de cette dernière. Cette double menace provoque en effet la crise de l’ordre démocratique qui, comme toute forme d’organisation, ne découle de nulle «loi naturelle» mais de l’expression d’une volonté collective. Dès lors, le futur ne semble nous promettre qu’un choix entre un retour à un ordre archaïque fondé sur des fantasmes d’homogénéité de la société ou un ordre despotique fondé sur lois «immorales».

A nouveau sur le lien entre souveraineté et démocratie

La remise en cause de la souveraineté et de la démocratie porte atteinte au plus profond de la nature de la société française. Certes, il peut y avoir des Etats souverains qui ne sont pas démocratiques ; mais l’on n’a jamais vu d’Etat démocratique qui ne soit pas souverain. Ce sont donc les fruits amers, mais, somme toute, logique du processus de mondialisation et de construction de l’Union européenne.

L’Union européenne a été en réalité à l’avant garde du mouvement qui défait les Etats au profit des grandes firmes multinationales. Elle n’est que l’héritière du projet américain qui fut conçu dans la guerre froide

Prétendre que l’Union européenne aurait été conçue, peu ou prou, pour protéger les peuples contres les influences de la mondialisation comme le font ses thuriféraires est un mensonge éhonté. L’Union européenne a été en réalité à l’avant garde du mouvement qui défait les Etats au profit des grandes firmes multinationales. Elle n’est que l’héritière du projet américain qui fut conçu dans la guerre froide. Elle se construit sur ce que Stathis Kouvelakis va, en se référant à un ouvrage relativement récent de Perry Anderson, décrire comme «une mise à distance de toute forme de contrôle démocratique et de responsabilité devant les peuples est un principe constitutif du réseau complexe d’agences technocratiques et autres collèges d’experts qui forme la colonne vertébrale des institutions de l’UE. Ce qu’on a appelé par euphémisme le  “déficit de démocratie“ est en fait un déni de démocratie».

L’Union européenne est, en réalité, un espace bien trop hétérogène pour que l’on puisse penser, comme l’évoque Arnaud Montebourg ou d’autres, à un protectionnisme «européen». Il ne peut y avoir de souveraineté, et donc de démocratie, à l’échelle européenne, car il n’y a pas de peuple européen. De ce constat découle le fait que ce qui peut exister, et fonctionner, à l’échelle européenne ce sont des coopérations multilatérales. Elles sont absolument nécessaires pour pouvoir traiter de nombreux problèmes, mais elles ne seront jamais suffisantes.

Reconstruire l’ordre démocratique

Il nous faut donc nous atteler à la reconstruction de cet ordre démocratique et nous devons le faire en regardant les causes de sa crise et non point seulement ses conséquences. Pour ce faire, il faudra nécessairement une profonde recomposition des forces politiques. Il y a certes de nombreuses personnalités dans les partis, qui sont ou qui ont été au pouvoir, qui sont convaincues de la nécessité de formes de protection de l’économie française ainsi que d’une dépréciation forte de la monnaie. On sait que cela n’est en réalité possible que dans le cadre d’une sortie de l’Euro et d’un retour au Franc. Mais ces partis sont constitués de telle manière que la «direction» de ces derniers, un groupe réduit d’hommes et de femmes, opère de manière quasi indépendante de ce que pensent, et la base et les cadres intermédiaires de ces partis, mais en profonde et parfois directe connivence avec des intérêts privés et leur expression dans les grands médias. C’est ce que l’on a appelé l’Etat collusif qui n’est qu’une étape dans la marche vers l’Etat réactionnaire.

Ces «directions» ne s’appuient pas seulement sur les institutions internes propres à leurs organisations, mais aussi sur des réseaux de clientélisme et des phénomènes importants de corruption, pour construire leur indépendance par rapport à leurs mandants. Ajoutons à cela une politique de pressions et de dénigrement systématique de tous ceux qui ne pensent pas comme eux. Au total, le niveau de démocratie dans ces partis se révèle très inférieur à ce qu’il est dans le système politique en général. Il faudra donc en passer par un éclatement et une recomposition de ces partis, en espérant que les partisans du recouvrement de la souveraineté nationale sauront s’unir ou, à tout le moins, travailler ensemble. Le processus d’éclatement est, semble-t-il, en marche dans ces partis du pouvoir.

Celui de recomposition risque de se faire attendre. Le plus vite il se concrétisera, le mieux cela sera pour le pays.

Eviter la guerre civile

La refondation de l’ordre démocratique est aujourd’hui, ici et maintenant, la seule démarche qui soit porteuse d’avenir et de paix civile. C’est la perspective qui apporte le plus de garanties au maintien d’une société qui soit relativement pacifiée et en conséquence, stabilisée. C’est pourquoi, aujourd’hui, la défense de l’ordre démocratique et de ses fondements, la souveraineté et la laïcité, prend la dimension d’un impératif catégorique. C’est pourquoi aussi une telle tache implique que l’on accepte de mettre temporairement de côté certaines divisions, qui sont tout à fait légitimes par ailleurs. L’ampleur de la tâche implique que l’on pense les formes politiques d’une coordination dans le combat commun. C’est cela la logique des «fronts» que, par ignorance de l’Histoire, par sectarisme politique ou plus simplement par stupidité, certains s’emploient à refuser.

Pour combattre la tendance spontanée des bureaucraties à produire des lois sans se soucier de leurs légitimités, le recours à des éléments de légitimité charismatique s’impose

Mais cette refondation peut imposer ou impliquer des éléments de populisme. Pour combattre la tendance spontanée des bureaucraties à produire des lois sans se soucier de leurs légitimités, le recours à des éléments de légitimité charismatique s’impose. C’est le sens de la réintroduction, sur des questions essentielles, des procédures référendaires qui relèvent en partie de cette forme de légitimité. Surtout, il convient de se rappeler que les pouvoirs dictatoriaux, dans leur sens initial et non dans le sens vulgaire qu’a pris le mot de «dictature», font partie de l’ordre démocratique. Il ne faudra donc pas que notre main tremble, que l’action de tous soit interrompue, quand se posera la question de l’abrogation de lois prises dans des conditions certes légales mais entièrement illégitimes.

La boussole en ces temps incertains devra être comme toujours la défense de la souveraineté de la Nation et le rassemblement autour de son souverain, c’est à dire le peuple. La nature de ce dernier est en effet claire. Elle est toute entière dans cette magnifique formule héritée de la Révolution Française qui dit que la démocratie est le gouvernement «du peuple, par le peuple, pour le peuple». Mais il convient d’affirmer que le peuple est conçu comme un ensemble politique soudé autour du bien commun, soit de la Res Publica. C’est cela, et cela seul, qui sera notre viatique pour affronter les tempêtes à venir.

Source : russeurope.hypotheses.org

Les opinions, assertions et points de vue exprimés dans cette section sont le fait de leur auteur et ne peuvent en aucun cas être imputés à RT.

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