La démission de Philipp Hogan agite la bulle bruxelloise d’autant qu’elle tombe au plus mauvais moment pour l’Union européenne, relève Pierre Lévy, rédacteur en chef du mensuel Ruptures
Du rififi à Bruxelles : le Commissaire européen chargé du commerce international, Philipp Hogan (Phil Hogan, selon la mode anglo-saxonne), a démissionné le 26 août. L’Irlandais était sous pression de son propre gouvernement qui l’avait initialement envoyé à Bruxelles lors de la mise en place de la nouvelle Commission européenne en décembre 2019. Il était déjà membre de la Commission précédente, de 2014 à 2019, avec le portefeuille de l’agriculture. Une responsabilité dont les agriculteurs français, notamment, gardent un douloureux souvenir, tant l’homme avait été prompt à promouvoir l’ultra-libéralisme et le règne des marchés mondiaux au sein du monde paysan.
Le commissaire a chuté sur sa négligence à respecter les consignes sanitaires en vigueur dans son pays d’origine où il s’est rendu cet été. Sa conception très laxiste de sa propre quarantaine, théoriquement obligatoire, et sa présence à un banquet rassemblant 80 convives (pour un maximum de 50) dans un club de golf ont fait les gros titres de la presse irlandaise, d’autant que ses compatriotes semblent, eux, avoir mis un point d’honneur à respecter les consignes.
Pour le gouvernement de coalition péniblement mis sur pied après les élections de février 2020 et entré en fonction seulement fin juin, il était difficile de prendre sa défense sans s’aliéner de nombreux citoyens. M. Hogan est issu du parti libéral Fine Gael, éreinté par les électeurs et désormais partenaire minoritaire de la coalition dirigée par l’autre parti de « centre-droit » Fianna Fail (une coalition qui inclut également les Verts).
L’ex-commissaire a affirmé s’être assuré de n’avoir mis personne en danger épidémique, mais a reconnu que le scandale né de sa négligence aurait « sapé (son) travail à venir ». Poussé à la démission par Dublin, et lâché par la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, il a donc dû jeter l’éponge.
Hors la bulle bruxelloise, la démission d’un commissaire est somme toute un événement certes peu fréquent, mais sans importance majeure. Dans ce cas cependant, l’incident arrive au plus mauvais moment pour l’Union européenne.
Car le portefeuille du commerce international est l’un des plus stratégique de l’exécutif bruxellois ; surtout, il est pour l’heure au centre de dossiers névralgiques et conflictuels : les négociations commerciales de l’UE avec les Etats-Unis sont coincées, et celles avec la Chine font présentement l’objet d’un bras de fer. Sans compter le dossier du Brexit : les pourparlers sur les futures relations entre le Royaume-Uni et les Vingt-sept piétinent, et la date butoir de la fin de l’année pourrait être atteinte sans qu’un accord soit signé. Le dossier commercial (exemptions ou non des droits, taxes, quotas) n’est pas le seul dans l’affrontement entre Londres et Bruxelles, mais il est central.
Si le président américain a choisi de mener en priorité un bras de fer avec Pékin pour tenter d’imposer plus d’exportations et pour faciliter les investissements américains en Chine, chacun sait qu’il n’a jamais eu l’intention d’être plus doux avec les Européens. Dès son entrée en fonction, Mme von der Leyen avait tenté de réamorcer un dialogue commercial transatlantique, mais s’était heurtée à des exigences drastiques de Washington équivalant à une fin de non-recevoir. A Bruxelles, les nostalgiques de l’accord mort-né de libre échange transatlantique (PTCI, connu sous l’acronyme anglais TIPP) ne manquent pas.
Quant aux rapports des dirigeants européens avec Pékin, ils restent marqués par la défiance, en particulier du côté de l’UE, qui désigne le géant asiatique comme un « rival systémique », et dénonce les contraintes mises aux investissements européens en Chine. Un traité global portant sur une plus grande ouverture est en négociation depuis des années. Initialement, il devait être signé en septembre lors d’un sommet prévu entre les Vingt-sept et les dirigeants chinois à Leipzig, sous présidence allemande (Berlin, champion du monde des exportations, est très mobilisé sur ce dossier). Finalement, les divergences sont encore trop grandes, il n’y aura qu’une visioconférence avec les présidents du Conseil et de la Commission.
Le libre échange de moins en moins populaire
Evidemment, nul n’imagine que le départ de M. Hogan change en quoi que ce soit les orientations de l’UE en matière de libre échange. Il reste que ce dernier n’a décidément pas de chance : début juin, il avait indiqué que le poste de directeur de l’Organisation mondiale du commerce – l’OMC, le temple du libre échange – l’intéressait, et qu’il pourrait donc quitter Bruxelles (où il est rémunéré 270 000 euros par an) plus tôt que prévu. Une déclaration qui avait été peu goûtée par ses pairs. Pourtant, il aurait pu arguer qu’un de ses illustres prédécesseurs, Pascal Lamy, avait conduit le même déroulement de carrière… Fin juin, l’Irlandais renonçait finalement à cette ambition. Pour se retrouver désormais au chômage.
Une situation qui ne devrait sans doute pas le contraindre à pointer au Pôle emploi national, ni encore moins l’amener à modifier ses convictions. Lors d’un entretien accordé au Monde le 7 mai dernier, Philipp Hogan martelait à trois reprises la nécessité d’une « Europe ouverte sur le monde », c’est-à-dire aux exportations et investissements massifs des quatre coins de la planète. Et pour bien signifier sa foi dans la mondialisation heureuse et inévitable, il lâchait cette sentence mystérieuse : « en 2040, 50 % de la population mondiale vivra à moins de cinq heures de la Birmanie »…
Hélas pour lui et ses collègues bruxellois, l’épidémie de Covid a contribué à renforcer la lucidité populaire dans de nombreux Etats membres sur les dégâts du libre échange. En particulier quand fut mise crûment en lumière la dépendance aux médicaments et équipements médicaux fabriqués dans les pays dits à bas coûts.
Mais au-delà de ce secteur, la tendance de fond est plus profonde. En juin dernier encore, le Parlement néerlandais refusait de ratifier l’accord signé entre l’UE et le Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay) pourtant présenté comme une chance immense par Bruxelles (et qui nécessite une ratification unanime des Vingt-sept). Et d’autres assemblées pourraient bien faire de même, sous pression du sentiment populaire.
Le futur commissaire au Commerce sera-t-il irlandais, ou bien Mme von der Leyen procèdera-t-elle à un remaniement de son équipe ? En tout cas, on lui souhaite bien du plaisir…
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