Le Liban vit une crise économique inédite. Le recours au Fonds monétaire international (FMI) apparaît comme l’ultime chance d’éviter un effondrement. Pour le chercheur Adlene Mohammedi, le soutien extérieur est une illusion dans l’histoire du Liban.
L’histoire contemporaine du Liban est marquée par une ouverture à l’extérieur dont le bilan est loin d’être aussi positif qu’on aimerait le croire. Au XIXe siècle, l’influence croissante de la France et l’émergence d’un réseau franco-maronite ont fragilisé le Mont Liban à la fois sur le plan économique (la concurrence des soieries lyonnaises a mis en danger l’élevage du ver à soie) et sur le plan politique (l’émergence d’une bourgeoisie maronite francophile a provoqué des tensions intercommunautaires). Au XXe siècle, cette «ouverture» et le statut d’Etat tampon ont plongé le Liban dans des guerres meurtrières.
Quand le ministre français des Affaires étrangères s’exclame «Aidez-nous à vous aider, bon sang !», on est bien obligé de faire un peu d’histoire. L’histoire des trente dernières années suffit. Georges Corm, historien, économiste et ancien ministre libanais des Finances (1998-2000), est probablement le mieux placé pour nous la rappeler. En tant que membre de l’unique gouvernement qui n’a pas été dirigé par Rafic Hariri entre 1992 et 2004, on lui doit notamment les travaux préparatifs à l’introduction de la TVA.
Dans un article de janvier, il revient sur ces «trente années de politique économique absurde» : entre capitalisme de rente et «politique de libre-échange sans considération pour les industries nationales». L’ouverture à des «partenaires» comme l’Union européenne, la Turquie ou l’Arabie saoudite, dans le cadre d’une concurrence déloyale, ne pouvait que laminer l’industrie libanaise et creuser le déficit de la balance commerciale.
Ironie et déraison
Quand tous ceux – au premier rang desquels Paris – qui ont soutenu des décennies de «haririsme» politique (référence à Rafic Hariri et à son fils Saad), à savoir de gabegie, viennent aujourd’hui en déplorer les effets (Dieu se rit d’eux et les Libanais en pleurent), on ne peut qu’avoir du mal à les prendre au sérieux.
Environ la moitié de la population libanaise vit aujourd’hui dans la pauvreté et le taux de chômage atteint les 35% de la population active. Pour éviter l’effondrement total de l’économie libanaise, le gouvernement espère une dizaine de milliards de dollars du Fonds monétaire international (FMI). Celui-ci, comme le Groupe international de soutien au Liban (GIS), mené par la France, exige des réformes urgentes, notamment en matière de lutte contre la corruption et de régulation du système bancaire.
S’il est vrai que le système politique et économique libanais est intenable, il n’est pas rationnel de traiter une crise de cette ampleur de la sorte : les maux dont souffre le Liban ne peuvent être soignés dans l’urgence et les risques d’une crise humanitaire, et incidemment géopolitique, s’accommodent difficilement d’un barguignage court-termiste et inconséquent.
Les déclarations de Mike Pompeo, secrétaire d’État américain, vont bien au-delà de l’inconséquence puisqu’il est question de chantage : «Les Etats-Unis soutiendront le Liban tant qu’il mène les bonnes réformes et qu’il n’est pas sous la coupe de l’Iran.» Une manière, à peine voilée, de faire pression sur le gouvernement de Hassane Diab qui repose politiquement sur le Hezbollah et ses alliés. D’ailleurs, le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah – et il est loin d’être le seul – invite à se tourner vers la Chine.
Un Etat à construire
Le Liban n’a pas besoin de «réformes» mais d’une transformation. Un autre ancien ministre a contribué au débat provoqué par le grand soulèvement populaire amorcé à l’automne 2019 : Charbel Nahas, polytechnicien et économiste à la tête du mouvement Citoyens et Citoyennes dans un Etat.
Interrogé par une télévision libanaise le mois dernier, il fait ce constat imparable : les principaux acteurs politiques du pays, qui ne sont en réalité que des acteurs communautaires, n’ont strictement aucun projet à proposer au pays dans la mesure où chacun veut sécuriser son petit héritage et où le moindre recul critique (pourtant nécessaire) affaiblirait la posture de chef communautaire.
Dans ces conditions, le confessionnalisme politique, qui empêche toute citoyenneté véritable et qui constitue le vecteur des ingérences étrangères, est un obstacle à tout assainissement politique et économique. La construction d’un Etat fort (un Etat stratège nécessaire et incompatible avec les appels aux privatisations) passe par la destruction des relais clientélistes et d’un féodalisme qui ne dit pas son nom.
Le Hezbollah, souvent présenté comme un acteur subversif, se retrouve dans la position du gardien du statu quo. Sa pusillanimité sur la scène libanaise s’explique par une volonté de maintenir les équilibres communautaires (c’est ainsi que s’explique son récent soutien à Saad Hariri) et d’éviter un nouveau conflit interne à la communauté chiite (c’est ainsi que s’explique son soutien constant à son allié Nabih Berri, président du Parlement, même quand celui-ci défend l’indéboulonnable gouverneur de la Banque du Liban). Sa promotion de la lutte contre la corruption se heurte à sa défense d’un système qui la permet et l’encourage.
En définitive, tant que le Liban ne construira pas un Etat solide (promesse portée par le général Fouad Chéhab au début des années 1960 et malmenée par l’avènement de Rafic Hariri au début des années 1990), le recours à l’extérieur – Washington, Paris ou Pékin – continuera d’apparaître comme la solution à tous ses problèmes.
Adlene Mohammedi
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