Alors que le chef d'Etat français Emmanuel Macron doit recevoir le président russe Vladimir Poutine le 19 août au Fort de Brégançon, l'essayiste Guillaume Bigot analyse l'état de leurs relations ainsi que les enjeux de leur rencontre.
Dans l’invitation que le Président de la République française Emmanuel Macron a adressée à son homologue russe Vladimir Poutine, nous pourrions percevoir le retour d’une diplomatie gaullienne ouverte à la Russie, avec précaution, sans toutefois ignorer que les voies du dialogue franco-russe demeurent semées d’embûches. Le maître du Kremlin se rendra le 19 août à Brégançon, où le couple Macron estive, dans le but de «relancer la coopération sur les grands sujets de déstabilisation ou de conflit», aux dires du président français.
Le cadre : Brégançon pour briser facilement la glace, en faisant venir Vladimir Poutine dans la zone de confort du président français. La symbolique est grande. La confiance accordée au Président russe, aussi. Mais, ce n’est pas (encore !) une sinécure.
Quels sont ces conflits et ces facteurs de déstabilisation évoqués par le Président français et dont la solution passerait par un rapprochement franco-russe ? Pourquoi une telle invitation à quelques jours du G7 à Biarritz ? Augure-t-elle la recomposition d’un éventuel G8 ? Une ébauche de mea culpa français à l’égard de la Russie ? L'expression d’un certain désespoir diplomatique français ou, au contraire, la consolidation d’une Europe enfin européenne qui ne saurait se passer de l’Orient orthodoxe qu’incarne la Russie de Poutine ? Il est encore trop tôt pour l’affirmer, mais il existe des raisons de croire à un rapprochement franco-russe.
Fin juin, Emmanuel Macron avait annoncé au Japon, après un long entretien avec Vladimir Poutine, qu'il aurait dans les prochaines semaines une rencontre bilatérale avec son homologue russe. Initiative «indispensable» pour le président français. Le chef de l'Etat avait alors expliqué que, dans le cadre de la présidence du G7, il était indispensable d’explorer toutes les formes de coopération avec la Russie «sans naïveté, mais sans que la porte ne soit fermée». Attitude circonspecte mais déterminée de la part d’Emmanuel Macron, après des années de froid diplomatique entre les deux pays, et de polarisation idéologique aigue qui a partagé la France entre russophiles, plutôt eurosceptiques et souverainistes, et russophobes, européistes et atlantistes.
Cette polarisation n’est pas récente, mais elle a été réactivée par la crise ukrainienne en 2014. Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, annonçait en mars 2014 l’arrêt de la coopération militaire franco-russe. Six mois plus tard, la situation en Ukraine pousse le président de la République à suspendre la livraison de navires de classe Mistral, obtenus après le premier contrat d'armes franco-russe depuis la Seconde Guerre mondiale. Aux yeux de Paris, deux conditions devaient être satisfaites avant d’envisager la poursuite de cette coopération : un cessez-le-feu sur le terrain et le règlement de la crise ukrainienne. Selon Moscou, il ne pouvait s’agir que d’un chantage français et d’une immixtion de l’OTAN dans les relations diplomatiques entre les deux pays, d’où l’ire de la Russie.
Paris remboursa alors Moscou 784,6 millions d’euros. Et l’Union européenne adopta des sanctions à l’encontre de la Fédération de Russie. La souveraineté de l’Ukraine et les enjeux sécuritaires de la Pologne, des Pays baltes et de la Géorgie constituaient alors des sujets de préoccupation déterminant la politique française, et européenne par extension, vis-à-vis de la Russie.
Paris, depuis sa réintégration dans le commandement intégré de l’OTAN, participe activement, notamment via son aviation, aux manœuvres des alliés occidentaux en mer Baltique. Une gesticulation aéronavale et terrestre qui vise explicitement les forces russes. Il ne s’agit pas de préparer un affrontement, mais de montrer les muscles et de dessiner une ligne rouge pour dissuader Moscou d’avancer de manière trop audacieuse ses pions sur un échiquier que les Etats-Unis et l’UE considèrent comme leur chasse gardée.
Si Paris et ses alliés de l’Atlantique Nord cherchent à contenir Moscou au septentrion du vieux continent, la situation est bien plus complexe au Moyen-Orient, où une logique partenariale s’est davantage dessinée.
La Russie s’est affirmée comme l’acteur principal de la guerre syrienne, le négociateur qui précise les contours d'une résolution tant militaire que politique dans ce pays sinistré et meurtri par huit ans d’exactions contre le peuple syrien, tant de la part du régime que des islamistes de tous bords. C’est le pays qui se tient à équidistance, mais à une distance privilégiée d’Israël, de la Turquie, de l’Iran et de l’Arabie saoudite. Malgré son positionnement clair en faveur du président syrien si controversé, Bachar el Assad, Vladimir Poutine ne s’enlise pas dans les clivages du Moyen-Orient et s’avère être la clef de voûte pour les Européens, voire les Américains, en vue d'une sortie de crise en Syrie. Les Russes détiennent maintes clés stratégiques, dont la principale s’avère être celle du commerce du gaz. Voilà un autre sujet qui ne saurait être absent du menu des discussions au bord de la piscine de Bregancon. Y aura-t-il pour autant de l’eau dans le gaz ? Rien n’est moins sûr.
Les Russes s’avèrent d’excellents interlocuteurs pour les Occidentaux, et pour les Français en particulier, car capables d'assurer une médiation presque désespérée entre l’Europe – défendue actuellement par le président Macron seul à bord après l’affaiblissement d’Angela Merkel – et l’Iran qui ploie, depuis le retrait du président américain Donald Trump de l’accord de Vienne, sous le poids de sanctions économiques drastiques. Le président français ne lâche donc pas la proie pour l’ombre. Les derniers malaises qui ont secoué les relations franco-américaines – retrait des Etats-Unis de l’accord de Paris, tweets incendiaires de Washington contre Paris après les tentatives diplomatiques françaises visant à dissuader l’Iran de violer ses engagements nucléaires, les garanties françaises d’une quasi-stabilité économique passant par un contournement des sanctions américaines, etc. – donnent au président français des chances solides de réparer les liens disloqués entre ces deux nations historiquement liées.
Rappelons que la France est l’unique pays de l’accord de Vienne dont les dernières manœuvres diplomatiques se rapprochent de la position chinoise et russe concernant l’Iran. A l’ordre du jour, nous pourrions donc nous attendre à des échanges serrés sur le dossier ukrainien, à un dialogue sur l’avenir de la Syrie, à une recherche de compromis sur le gaz en Algérie et peut-être à un refus commun, larvé et discret, du monopole de la toute-puissance mondiale que s'arrogent les Etats-Unis de Donald Trump.
En exprimant sa volonté de débloquer 15 milliards d’euros pour contourner les sanctions américaines imposées à l’Iran, Emmanuel Macron ne pouvait que plaire aux Russes, qui se sont battus en Syrie, main dans la main avec les Pasdaran et les combattants du Hezbollah, branche libanaise des Gardiens de la révolution islamique. Stratégiquement, les deux pays se retrouvent autour d’un point commun : la nécessité de ménager les Mollahs pour éviter la donne antérieure à l’accord sur le nucléaire iranien en 2015. La politique du bras de fer et de l’escalade n'est vue d'un bon œil ni côté français, ni côté russe. Les démarches diplomatiques de Paris et de Moscou sont compréhensives avec le régime des Mollahs, d’aucun diraient iréniques. Et cette capacité nouvelle de l’Iran à relier de manière territoriale la Perse et la Méditerranée en passant par le Sud-Liban, l'Irak et la Syrie offre le fil d’Ariane qui peut démêler le lacis alambiqué d'un Proche-Orient complexe, mais aussi étrangler Israël et l’Arabie. Les Français, touchés en plein cœur par le terrorisme islamique à partir de 2015, ont payé le prix fort de l’irrédentisme djihadiste terroriste importé de Syrie, né dans des enclaves où des combattants de Daesh fomentaient les attaques du Bataclan. Les deux pays ont montré une grande résilience ainsi qu’une grande combativité face à ce fléau. La Russie a refoulé, au prix du sang, les vagues de l’islam radical en Tchétchénie et cherche à se défendre tant bien que mal en nouant une alliance stratégique, certes cynique, avec l’Iran chiite, contre l’intégrisme sunnite. Une piste d’entente prometteuse qui déboucherait sur un plan d’action commun en Syrie, privilégiant un retrait progressif de l’interventionnisme européen et français, comme c’était le cas pendant le mandat de François Hollande. Un échange de cadeaux politiques généreux : la réussite de Macron dans le sauvetage de l’accord de Vienne et son affirmation comme président fort présent sur la scène internationale d'un côté, et une liberté d’action accrue conférée à la Russie en Syrie de l'autre. En effet, Emmanuel Macron veut que Vladimir Poutine presse lui aussi l'Iran de renoncer à enfreindre ses obligations. A l’Elysée, nous pouvons entendre : «L'enjeu très immédiat est d'éviter que l'Iran se départisse d'un nombre supplémentaire de ses obligations». En contrepartie des prérogatives que la France pourrait conférer à la Russie en Syrie, surtout une plus grande marge de manœuvre à Idleb, dernière enclave de «rebelles» où la France a toujours voulu que les bombardements du régime syrien soutenu par les Russes s’arrêtent, l’on pourrait s’attendre à une contribution russe au sauvetage du mécanisme INSTEX conçu par les Européens pour continuer à commercer avec l’Iran en dépit des sanctions.
De surcroît, et quoique l’on fustige une certaine soumission française au modèle américain et le libéralisme effréné adopté par Emmanuel Macron, les deux pays rejettent l’hégémonie américaine. Malgré la proximité entre Poutine et Trump d’une part, et la passion pour le libre-échange et le modèle de la «start-up nation» dont est friand Macron d’autre part, la France et la Russie demeurent deux pays qui cherchent à résister face au modèle anglo-saxon de la mondialisation. Projet de taxation des GAFA entrepris par le gouvernement français et pseudo-autarcie économique russe, certes fragile, résultant du vaste commerce gazier de la Russie… deux vecteurs économiques qui pourraient rapprocher l’homme fort du Kremlin et le locataire de l’Elysée. En outre, l’Algérie, ancienne colonie française, est indispensable dans le projet de cartel gazier de la Russie. La France, grâce à une présence encore forte dans ce pays, pourrait apporter de l’huile aux rouages de ce projet russe qui se traduirait par une alliance énergétique Moscou-Téhéran-Alger. Macron ne saurait déplaire aux ambitions de son homologue russe étant donné que le gaz de la France vient principalement de Russie. Nous estimons à 21% les importations françaises de gaz provenant de Russie. Et en 2016, les volumes de gaz russe importés par la France ont augmenté de 65% par rapport à 2015. La France ne gagnerait donc pas à mettre des bâtons dans les roues de la Russie en Algérie, son ancienne colonie et un pays où elle exerce encore une certaine influence. La France a, en outre, soutenu la réintégration de la Russie au Conseil de l’Europe, saluée par la presse russe comme une «victoire» de Moscou. Avant que Poutine n’arrive à Brégançon, Macron avait déjà déroulé le tapis rouge à son homologue.
Vers une nouvelle alliance stratégique franco-russe ?
Force est de constater, enfin, que ces deux dirigeants clivants, qui créent des polémiques au quotidien, ont tout à gagner à accorder leurs violons. En résumé, le seul champ véritablement miné où un accord sera difficile restera l’Ukraine. Macron est-il prêt, pour conquérir la confiance du tsar, à lâcher du lest sur l’un des dossiers européens qui invoque le plus une idée qui lui est chère, la très oxymorique souveraineté européenne du territoire ukrainien ? Le dossier ukrainien s’interposera-t-il entre ces deux pays, les empêchant de trouver un terrain d’entente ? Des questions dont on n’est pas sûrs d’avoir toutes les réponses le 19 août prochain. La facture humaine de ce conflit est lourde : 13.000 morts depuis 2014. La réunion entre les deux chefs d’Etat à Brégançon s’inscrit dans le sillon de la promesse de Volodomyr Zelensky de mettre fin à la crise ukrainienne. Un engagement qui semble encore stérile. Zelensky a offert de s'entretenir en tête-à-tête avec Vladimir Poutine et appelé à des discussions au format Normandie, qui réunit Ukraine, Russie, France et Allemagne.
Une chose est sûre, France et Russie franchissent un cap important. Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, s’en félicite et dans un entretien exclusif pour Le Figaro, en parle en termes très élogieux. Pour lui, c’est un retour à la politique du réel. «C’est une tentative très utile pour sortir la France et si possible l’Europe d’une impasse, d’une guerre de positions stérile engagée depuis des années, avec des torts partagés des deux côtés, notamment depuis le troisième mandat de Vladimir Poutine, et qui a abouti à une absurdité stratégique : nous avons des rapports plus mauvais avec la Russie d’aujourd’hui qu’avec l’URSS pendant les trois dernières décennies de son existence !»
Serons-nous les témoins d’une nouvelle alliance stratégique franco-russe ? Rien n’est sûr, mais tout est possible, y compris le meilleur. Les conditions sont en tous cas objectivement réunies pour inciter les deux chefs d’Etat à maximiser la puissance de leurs deux nations en minimisant leurs différends.
La Russie regagnerait alors son statut d’«alliée de revers», expression que nous empruntons à Hélène Carrère d’Encausse. La France et la Russie ont toujours eu des relations fragiles qui tiennent à un fil ténu, mais paradoxalement solide. Allié bien plus vital que Washington face à Hitler pendant la Deuxième Guerre mondiale, en apparence distante et hostile pendant la Guerre froide mais en réalité déjà complice, Moscou peut redevenir ce point d’appui contre une mondialisation anglo-saxonne de plus en plus privée de pilote.
Le président français, conscient de son isolement européen après l’affaiblissement de la chancelière allemande Angela Merkel et le nein à peine poli de Berlin aux offres de relance du couple franco-allemand formulées par Paris, devrait logiquement être tenté de renouer avec une politique gaullienne. En 1966, à l’époque du rideau de fer, le Général de Gaulle affirmait de Moscou : «Depuis les temps très lointains où naquirent nos deux nations, elles n’ont cessé d’éprouver l’une pour l’autre un intérêt et un attrait tout à fait particuliers (…), une considération et une cordialité réciproques que n’ont brisées, depuis des siècles, ni certains combats d’autrefois, ni des différences de régime, ni des oppositions suscitées par la division du monde.»
En 2019, Macron pourrait être acculé par la réalité à faire du de Gaulle malgré lui.
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