L’instabilité prévisible de la scène politique d’outre-Rhin à l'avenir n’est pas sans conséquence sur le rôle et l’action de Berlin au sein de l’UE, note Pierre Lévy, rédacteur en chef du mensuel Ruptures.
Le parti de la chancelière allemande, l’Union chrétienne-démocrate (CDU), a tenu son congrès du 6 au 8 décembre à Hambourg. Comme prévu, Angela Merkel en a quitté la présidence. C’est Annegret Kramp-Karrenbauer qui a été élue pour la remplacer, au terme d’un second tour serré : elle l’a emporté par 51,7% des suffrages au sein du millier de délégués rassemblés contre 48,2% pour son concurrent, Friedrich Merz. A noter que lors du premier tour de scrutin, le jeune ministre de la Santé, Jens Spahn (38 ans), avait rassemblé 15,7% des votes alors qu’il n’était pas en position de gagner, une performance qui n’est pas anodine pour l’avenir.
Le résultat de Hambourg était naturellement attendu avec impatience. En Allemagne en effet, le chef du parti majoritaire est en position de devenir chancelier à l’issue d’élections générales. Or Angela Merkel a annoncé son intention de quitter ses fonctions à la tête du gouvernement au terme de l’actuelle législature, terme prévu en principe en septembre 2021. Sauf si, d’ici là, les événements en décidaient autrement.
Car le congrès de la CDU se déroulait dans un contexte d’affaiblissement notable des chrétiens-démocrates. Ces derniers gouvernent le pays au sein d’une alliance à trois, où sont associés les chrétiens-sociaux bavarois (CSU, parti frère de la CDU) et les sociaux-démocrates, eux aussi confrontés à un déclin historique.
Cette dite «grande coalition» était à la tête du pays jusqu’aux élections générales du 24 septembre 2017. Lors de ce scrutin, chacun des trois partenaires avait subi une défaite historique. S’en étaient suivies de laborieuses négociations en vue de former une coalition nouvelle, où les Verts, ainsi que le parti libéral FDP, auraient été associés, tandis que le SPD aurait entamé une cure d’opposition.
Mais un accord n’avait pu être trouvé. Six mois plus tard, c’est donc, par défaut, une «grande coalition» affaiblie qui gardait les rênes du pays. Avec, dans le rôle du premier parti d’opposition une jeune formation, l’AfD, souvent décrite comme «populiste» voire d’«extrême droite», dont l’émergence rapide a bouleversé le paysage politique d’outre-Rhin, et représente un facteur d’«instabilité» au sein d’institutions jusqu’à présent bien huilées et consensuelles.
Les causes du succès de l’AfD, confirmé lors des scrutins régionaux d’octobre en Bavière puis en Hesse, sont diverses. Mais ce parti a construit l’essentiel de son succès sur son opposition à la politique de «portes ouvertes» aux réfugiés décidée par la chancelière en septembre 2015 (sur l’instance du patronat allemand).
Le résultat de Hambourg était attendu avec impatience
C’est ce défi que prétendait relever Friedrich Merz, un cacique de la politique allemande jusqu’en 2002, date à laquelle il fut éconduit par une certaine Angela Merkel. L’homme a ensuite fait une brillante carrière dans le monde des affaires, collectionnant les jetons de présence dans les conseils d’administration, et dirigeait même la branche allemande de BlackRock, le plus gros fonds d’investissement du monde. Bien que propriétaire, entre autres, de jets privés, l’homme s’est récemment présenté comme membre de la «classe moyenne»…
Inutile de préciser qu’il nourrit quelques sympathies pour les thèses les plus ultra-libérales. Il entendait en outre incarner le retour à des valeurs plus traditionnelles de la CDU, et se faisait fort de diminuer de moitié l’électorat de l’AfD s’il était élu.
Sa concurrente, Mme Kramp-Karrenbauer, est généralement décrite comme plus proche du tropisme dit «centriste» d’Angela Merkel, tout en se défendant d’être une «mini-Merkel», sobriquet qui lui a parfois été donné. Membre du gouvernement régional du Land de Sarre pendant 18 ans, dont sept comme ministre-président, la nouvelle élue a pu se prévaloir d’un profil plus pragmatique et expérimenté en matière d’exercice du pouvoir. Sur les questions sociétales cependant, elle a affiché des positions plus conservatrices que celles de la chancelière.
Cette dernière n’avait pas officiellement pris position en sa faveur – cela aurait probablement été maladroit – mais elle avait placé il y a quelques mois sa cadette au poste clé de secrétaire général du parti. Cette place vient d’être désormais attribuée à celui qui était jusqu’alors le chef de l’organisation de jeunesse de la CDU, Paul Ziemiack. La promotion de cet homme de 33 ans est interprétée par les analystes comme un gage donné à l’aile dite la plus à droite.
Si la CDU semble ainsi avoir réussi une transition «en douceur» lors de son congrès, il n’est pas certain que cela suffise pour dégager aux chrétiens-démocrates un avenir radieux. Les crises gouvernementales et politiques se sont succédé au sein de la coalition depuis son lancement chaotique en mars de cette année. Et lorsque les électeurs de Hesse, le 28 octobre, ont infligé un double camouflet aux chrétiens-démocrates et aux sociaux-démocrates (après ceux de Bavière deux semaines plus tôt), Angela Merkel a dû se résoudre à lâcher du lest en passant la main pour la direction de son parti.
Les analystes s’interrogent désormais sur la suite de la législature. Mme Merkel, habituée à régner en maître, aura désormais sa protégée en surplomb, et cette dernière peut vouloir marquer sa différence – ne serait-ce que pour des raisons tactiques. Quant au SPD, les adversaires de la participation gouvernementale au sein du parti vont logiquement se renforcer, en agitant le spectre d’un suicide collectif qui résulterait du statu quo.
La scène politique reste donc structurellement instable, avec des supputations qui risquent de refaire régulièrement surface quant au départ de Mme Merkel de la chancellerie, et de possibles élections anticipées à la clé.
Celles-ci ne seraient cependant dans l’intérêt d’aucune des forces au pouvoir, qui craignent de nouveaux camouflets. Reste que les prochaines élections régionales pourraient brusquer le mouvement. De telles échéances sont prévues fin mai 2019 à Brême, et surtout dans trois Länder de l’Est en septembre-octobre (Brandebourg, Saxe, Thuringe), où l’AfD pourrait faire un nouveau carton. Les Verts sont par ailleurs l’autre force politique qui semble avoir le vent en poupe.
Reste que les prochaines élections régionales pourraient brusquer le mouvement
Mais quels que soient les rebondissements, l’essentiel est ailleurs. D’une part, aucune force politique ne souhaite prendre ses distances avec l’Union européenne. Toutes, hors l’AfD, y compris la direction du parti Die Linke, affichent même leur volonté de pousser l’intégration européenne. Les deux finalistes pour la succession de Mme Merkel ont juré être des «Européens convaincus».
Cependant, les positionnements pourraient se préciser, voire évoluer. Notamment sur la question des intérêts et du rôle dirigeant de l’Allemagne au sein de l’UE. Mme Merkel en a jusqu’ici usé avec doigté ; certaines forces au sein de la CDU pourraient vouloir l’affirmer plus ostensiblement.
D’autre part, et à l’inverse, l’instabilité de ces derniers mois a objectivement affaibli le rôle de Berlin sur la scène européenne, au grand dam d’Emmanuel Macron qui, il y a un an, rêvait d’un duo avec la chancelière pour imposer une «refondation» de l’UE dans un sens toujours plus fédéral. L’espoir s’est vite envolé. Et le maître de l’Elysée a pour l’heure lui-même d’autres soucis nommés Gilets jaune.
Traditionnellement, nos voisins d’outre-Rhin ont d’eux-mêmes l’image d’un peuple plus discipliné, plus respectueux des institutions et de l’ordre. Mais beaucoup d’Allemands, pourtant, regardent avec grand intérêt, et certains avec envie, l’éruption sociale en France.
L’avenir n’est donc pas écrit.
Les opinions, assertions et points de vue exprimés dans cette section sont le fait de leur auteur et ne peuvent en aucun cas être imputés à RT.