Le «deux poids, deux mesures» entre l’empoisonnement de l’ex-espion russe et l’élimination du journaliste saoudien en dit long sur les enjeux géopolitiques en arrière-plan, selon Pierre Lévy, rédacteur en chef du mensuel Ruptures
Le Monde a commencé à s’inquiéter. Le 25 octobre, le quotidien conclut son éditorial par cette mise en garde : «On ne peut pas à la fois prendre des sanctions contre Moscou pour l'empoisonnement d'un agent double et exonérer Riyad de l'assassinat d'un opposant en exil.» La préoccupation affleure : et si le sentiment populaire venait à comparer les deux affaires, puis à s’interroger sur l’extraordinaire contraste entre les réactions qu’elles ont suscitées ?
Car après tout, les deux dossiers pourraient être mis en parallèle. Si l’on en croit la plupart des grands médias, il s’agit, dans les deux cas, d’un pouvoir qui veut se débarrasser d’un gêneur en utilisant des moyens expéditifs, et ce, sur le territoire d’un Etat tiers.
Certes, les différences ne manquent pas. A commencer par le sort final des malheureux protagonistes. Le journaliste saoudien a irrémédiablement perdu la vie entre les mains de ses bourreaux, là où l’ex-espion russe et sa fille ont survécu à un poison si terrible qu’il a fallu le ressortir de la naphtaline du temps soviétique, si l’on en croit les gazettes.
si l’on en croit la plupart des grands médias, il s’agit, dans les deux cas, d’un pouvoir qui veut se débarrasser d’un gêneur
Surtout, les mobiles sont pour le moins dissemblables. Jamal Khashoggi était un dissident tenant chronique régulière dans l’un des plus célèbres quotidiens américains, et qui, issu du sérail de la famille régnante saoudienne, en connaissait les arcanes. Sergueï Skripal, ex-agent du renseignement militaire russe ayant retourné sa veste au service des Britanniques, avait été confondu, emprisonné en Russie avant d’être finalement réexpédié au Royaume-Uni, où il vivait retiré des voitures. Avec donc un potentiel de nuisance pour le moins réduit vis-à-vis de son employeur d’origine.
Enfin, la solidité des soupçons varie d’un dossier à l’autre. Dès que la «disparition» de la victime saoudienne a été révélée, les indices se sont tellement accumulés que Riyad a fini par admettre la réalité des faits, au bout de trois semaines il est vrai. A l’inverse, malgré les assertions réitérées des autorités britanniques, force est de constater que les «preuves» de la culpabilité russe manquent toujours cruellement. Les seuls éléments à charge étant la «nationalité» du poison allégué, et des vidéos de deux Russes patibulaires prises dans les rues de Salisbury. Ce qui correspond peut-être à un «haut degré de certitude» pour les services de sa gracieuse majesté, mais ne suffirait à aucun tribunal pour justifier une condamnation.
Il reste que la principale différence réside dans le traitement médiatico-diplomatique dont les deux affaires ont fait l’objet. Pour tout dire, la virulence de la réaction a été… inversement proportionnelle à la vraisemblance des accusations.
Reste que la principale différence réside dans le traitement médiatico-diplomatique dont les deux affaires ont fait l’objet
Dans le premier cas, les corps des deux empoisonnés avaient à peine été conduits à l’hôpital que l’index accusateur était déjà pointé vers Moscou. Et l’on assista tambour battant à la plus grande expulsion de diplomates russes jamais réalisée, au moins depuis la fin de la guerre froide.
Côté saoudien, le moins qu’on puisse dire est que la vigueur et la précipitation de la riposte occidentale n’a pas exactement été identique. Pour ne prendre que l’exemple français, il aura tout de même fallu dix jours avant que le Quai d’Orsay ne demande à la pétromonarchie de droit divin – en s’excusant presque – quelques «éclaircissements». Certes, l’ampleur de l’affaire suscite désormais d’importants remous. Mais nul diplomate saoudien n’a à craindre de faire sa valise.
On ne devrait pas être naïf. Tout cela n’est que la énième occurrence du «deux poids, deux mesures» qui est quasiment la marque de fabrique des diplomaties occidentales. Nul n’ignore évidemment que le Royaume des Saoud est un très proche allié stratégique, ainsi qu'excellent client, pas seulement de Washington, mais également de Paris. Et tant pis pour la guerre que Riyad mène librement au Yémen, un pays où un total de 14 millions d’habitants pourraient succomber dans les mois qui viennent, selon un rapport interne de l’ONU.
En revanche la Russie… Officiellement, nul n’est en guerre avec Moscou. Vladimir Poutine fait même partie des invités de marque du 11 novembre à Paris. Pourtant, depuis longtemps, il ne se passe plus une semaine sans que le Kremlin ne soit l’objet d’une nouvelle accusation. Outre l’affaire Skripal, la Russie est coupable de manipuler les élections et autres référendums (les services américains viennent d’affirmer que c’est à nouveau le cas pour les élections de novembre), de pourrir l’Internet mondial à travers des cyberguerres permanentes, ou encore de mener des opérations d’espionnage un peu partout sur la planète (car seuls les Russes possèdent des espions). Peut-être apprendra-t-on sous peu que Gérard Collomb ou Alexandre Benalla étaient des agents venus du froid pour déstabiliser le président français.
Et tant pis pour la guerre que Riyad mène librement au Yémen
Pour bien apprécier le contexte de ce «deux poids, deux mesures», il faut sans doute mesurer les enjeux des dossiers politico-militaires en cours. On sait que le président américain vient d’annoncer son intention de sortir du traité FNI, traité signé en 1987 qui vise à démanteler les missiles à portée intermédiaire. Moscou est, là encore, accusé d’y avoir attenté tout récemment. En réalité, la question de la dénonciation de cet accord était déjà sur la table des dirigeants américains, et de l’OTAN, avant l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche.
Plus il y aura d’«affaire Skripal» (et moins il y aura d’«affaire Khashoggi»), plus le climat sera favorable à la remise en cause des traités existants – c’est du moins ce qu’escomptent les successeurs et collègues de Jamie Shea, l’homme qui dirigeait la communication de l’OTAN au moment de la guerre menée contre la Yougoslavie (1999), celui-là même qui avait ingénument affirmé : «L’opinion, ça se travaille.»
Trois décennies plus tard, la sentence n’a rien perdu de son actualité.
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