Erdogan ne semble pas vouloir se plier à la volonté de Washington. Pour Philippe Migault, sa volonté de se procurer un système de défense antiaérienne russe vient un peu plus fragiliser la présence même de la Turquie au sein de l'OTAN.
La possibilité d’un achat par la Turquie de systèmes S-400 russes, empoisonnant les relations entre Turcs et Américains, n’est pas une simple dispute autour d’un contrat d’armement juteux. Elle est un nouveau symptôme des relations sans cesse plus dégradées entre Ankara et Washington.
En réaffirmant le 31 août son intention d’acquérir ces systèmes de défense antiaériennne élargie auprès de la Russie, sans «demander l’autorisation de qui que ce soit», Recep Tayyip Erdogan démontre qu’il n’entend pas baisser pavillon dans le bras de fer qui l’oppose depuis maintenant des années aux Etats-Unis. Convaincu que les Américains ont été les complices actifs au pire, les témoins passifs au mieux, de la tentative de coup d’Etat opérée en juillet 2016 contre lui, le président turc agit comme s’il avait choisi de ne céder en aucun cas aux pressions américaines. La Maison Blanche a placé la Turquie sous sanctions, qu’elle menace d’accroître. La livre turque dévisse, victime de ce qu’Erdogan désigne comme une «guerre économique» américaine. Mais ce dernier demeure inflexible. Assurance d’avoir les Turcs derrière lui ? Crainte de perdre la face vis-à-vis de son peuple s’il recule ? Péché d’orgueil ? Sans doute un peu des trois. Quoi qu’il en soit Trump semble être confronté à un nouvel adversaire de taille au jeu du plus borné…
Le scénario, jusqu’ici totalement improbable, d’une sortie de la Turquie de l’Alliance atlantique n’est peut-être plus si fantaisiste…
Sauf qu’il ne s’agit pas du chef d’Etat d’une puissance traditionnellement rivale, ou d’un dictateur mégalomane, mais du président d’un pays allié. D’un des alliés les plus précieux des Etats-Unis. Celui sur lequel s’appuie le flanc sud de l’OTAN et la suprématie de celle-ci en Méditerranée orientale. Or la tension est telle, aujourd’hui, que le scénario, jusqu’ici totalement improbable, d’une sortie de la Turquie de l’Alliance atlantique n’est peut-être plus si fantaisiste…
Ankara n’a plus besoin aujourd’hui de l’Alliance atlantique
Certes l’économique turque est fragile. Elle ne dispose pas de la résilience de son équivalent russe. Sous pression, elle peut s’effondrer rapidement.
Mais Erdogan agit comme s’il était prêt à courir le risque. L’opposition a été écrasée dans son pays. Il se sait incontournable dans le cadre de la crise syrienne. Il dispose, avec les millions de migrants patientant sur le sol turc, d’un puissant moyen de chantage vis-à-vis de l’UE. Il possède après tout de quelques atouts l’incitant à rester droit dans ses bottes.
Ankara n’a plus besoin aujourd’hui de l’Alliance atlantique
Il a déjà fait une croix sur l’Union européenne. Au grand soulagement de cette dernière. Il peut aussi faire une croix sur l’OTAN. Jamais l’Empire ottoman, pas plus que la Turquie d’Atatürk, n’ont conclu à notre connaissance d’alliance défensive permanente avec qui que ce soit.
Les Turcs se sont résolus à rejoindre l’OTAN en 1952 parce que l’Union soviétique, maîtresse de la mer noire et des Balkans, en dehors d’une Grèce épuisée par une guerre civile, étaient devenus beaucoup trop puissants pour que la Turquie poursuive, isolément, sa précédente politique de prudente expectative vis-à-vis de l’URSS.
Or Ankara n’a plus besoin aujourd’hui de l’Alliance atlantique. L’URSS s’est effondrée. La Russie a restauré sa puissance militaire mais les Turcs sont réalistes. Ils savent que l’armée russe n’est pas l’armée rouge. Qu’entre eux et la Russie, la Géorgie constitue un glacis commode, de nature à apaiser les tensions traditionnellement fortes entre les deux pays dans le Caucase. Du moins à sensiblement minorer les risques de montée aux extrêmes qui avaient cours lorsqu’ils faisaient frontière commune. Ils sont conscients du caractère défensif de la politique étrangère russe malgré la leçon administrée, il y a dix ans, à des Géorgiens que les Turcs n’ont par ailleurs jamais tenus en sympathie. Turcs et Russes ne cessent de se concerter pour gérer la crise syrienne au mieux des intérêts de chacun. Après la crise survenue suite à la destruction d’un Sukhoï-24 russe opérant en Syrie, erreur qui avait valu à la Turquie un embargo économique l’affectant sensiblement, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan ont tous deux compris que ce qui les rapprochait, notamment le refus de la domination américaine, était plus important que ce qui les éloignait.
Alors les S-400, pourquoi pas ? Chacun s’accorde au sein de l’OTAN à les décrire comme le pilier de ces bulles A2/AD, que les grands méchants russes ont la possibilité de créer pour empêcher les gentils occidentaux de bombarder tranquillement. N’est-ce pas la meilleure campagne de publicité qui soit ?
Si Recep Tayyip Erdogan opte pour l’armement russe, il prend le risque d’une crise grave.
D’autant que les Turcs ont eu l’occasion d’observer les Patriot PAC-3 américains, mis en batterie par l’OTAN à leur frontière sud, entre 2013 et début 2016. Ils ont pu juger sur pièces le matériel qui leur semble le plus prometteur.
Evidemment, acquérir les S-400, c’est renoncer aux F-35 américains pour lesquels Ankara a confirmé maintenir son intérêt. Mais, en définitive, la Turquie a-t-elle vraiment besoin d’un avion aussi couteux, alors qu’aucune armée au Moyen-Orient n’est de nature à l’inquiéter et que les S-400 permettent, par ailleurs, de suppléer partiellement à des appareils de supériorité aérienne ? D’autant que le cas échéant un tandem S-400-Sukhoï-35, voire mieux, pourraient mettre le territoire turc à l’abri de toute velléité de frappe aérienne, d’où qu’elle vienne.
Le choix du S-400 sera donc un révélateur.
Il serait à coup sûr un coup dur pour les Américains, dans la mesure où le marché des systèmes de défense antiaérienne élargie est l’un des plus lucratifs.
Mais il serait surtout, bien plus qu’un échec commercial, un camouflet diplomatique cinglant, infligé par un allié de référence. D’autant plus inadmissible qu’au-delà de ses conséquences éventuelles, la sortie de la Turquie de l’OTAN (qui par ailleurs est de plus en plus lasse d’elle) pourrait susciter d’autres défections.
Or Washington ne peut accepter que le maillage militaro-industriel qu’il a tissé autour de la Russie et de la Chine depuis 1949 se détricote. Si Recep Tayyip Erdogan opte pour l’armement russe, il prend le risque d’une crise grave. Nous saurons bientôt de quel bois il est réellement fait.
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