Alors qu'un Conseil européen doit avoir lieu, Pierre Levy, rédacteur en chef du mensuel Ruptures, revient sur les causes de la crise migratoire à laquelle fait face l'Union européenne et l'attitude d'élites qui y voient un «investissement».
Les 28 et 29 juin se tient un énième Conseil européen «de la dernière chance». Cette fois cependant, les contradictions entre Etats membres sont si vives qu’il est difficile de prévoir l’issue de la confrontation avec certitude.
L’ordre du jour comporte plusieurs sujets explosifs ou importants – l’avenir de l’euro, la «défense» européenne, le Brexit, les sanctions contre la Russie, notamment – mais c’est bien sûr la question migratoire qui focalise l’attention. Les échanges sur le sujet ont été musclés à ce propos ces derniers jours. Entre Paris et Rome, des mots très doux ont même été échangés : irresponsabilité, cynisme, hypocrisie…
La crise actuelle n’aurait nullement connu ce paroxysme si les accords qui prévalaient avec la Libye étaient toujours en vigueur
Schématiquement, les affrontements s’organisent autour de trois groupes de pays. Le premier comprend les Etats dits de «première arrivée». Lesdites règles de Dublin imposent que le pays de l’UE où un migrant met le pied en premier est responsable du traitement de son dossier, bien souvent une demande d’asile. Depuis des années, l’Italie, mais aussi la Grèce, Malte, l’Espagne exigent la modification de cette procédure qui a pour résultat de leur faire supporter la charge administrative, logistique et financière de centaines de milliers d’arrivants, sans que – dénoncent-ils – les autres Etats membres fassent preuve de «solidarité».
Le deuxième groupe, à l’opposé, s’inquiète des «mouvements secondaires» : les réfugiés quittent informellement leur pays de première arrivée après y avoir été enregistrés (ou bien en ayant évité de l’être) pour atteindre des contrées où ils espèrent plus de perspectives. L’Allemagne, les pays nordiques mais aussi la France sont dans ce camp.
Un troisième groupe refuse le principe promu – sur exigence allemande – en 2015 par la Commission : la répartition des migrants dans tous les Etats membres sur la base de quotas obligatoires, voire automatiques. La Hongrie, la Pologne, la Tchéquie et la Slovaquie défendent une telle position, et ont été rejointes notamment par l’Autriche.
En réalité, la plupart des dirigeants européens se gardent bien de mettre en cause le principe même des migrations. Mais ils sont sous pression des électeurs. La série récente des scrutins dans différents pays l’illustre.
En fait, les véritables racines du problème sont souvent occultées. Parmi ces causes figure en particulier l’intervention franco-britannique de 2011, épaulée par l’OTAN, qui a militairement renversé – et fait massacrer – le colonel Kadhafi. Depuis, ce pays a basculé dans un chaos sans véritable autorité étatique. Or la Libye joue un rôle majeur dans le transit des migrants africains. La crise actuelle n’aurait nullement connu ce paroxysme si les accords qui prévalaient avec la Libye étaient toujours en vigueur.
L’afflux de main d’œuvre taillable et corvéable à merci est un puissant levier pour faire baisser le prix du travail. Tout cela n’a rien de nouveau mais est plus actuel que jamais
Plus fondamentalement, personne ne quitte son pays pour le plaisir. C’est poussés par la misère ou par les guerres que des millions d’hommes et de femmes tentent des traversées périlleuses. Les guerres ? Les dirigeants occidentaux en portent une responsabilité écrasante. L’exemple de la Syrie est typique : pendant plusieurs années, à Washington, Paris, Londres et Bruxelles, on a espéré que renverser Bachar el-Assad était à portée de main, et on a ouvertement entretenu les combattants étrangers.
Quant à la misère, elle a évidemment partie liée avec le pillage des pays pauvres auxquels multinationales et gouvernements et occidentaux se livrent depuis des décennies.
Les migrants, un «investissement» dont on attend un «rendement».
Tout cela n’empêche pas de nobles idéologues de promouvoir une vision enchantée des migrations, qui seraient l’horizon précurseur et radieux de la mobilité globale dans le village mondial. La juriste française Mireille Delmas-Marty affirmait ainsi récemment qu’«en elles-mêmes, les migrations sont souhaitables», et qu’elles devraient faire l’objet d’une gouvernance globale, de même que le climat. Cette «gouvernance globale», qui va donc bien au-delà de l’économie, représente l’horizon ultime rêvé par les oligarchies mondialisées.
En particulier, l’afflux sans frontière de main d’œuvre taillable et corvéable à merci est un puissant levier pour faire baisser le prix du travail. Tout cela n’a rien de nouveau… mais est plus actuel que jamais.
C’est en tout cas ce que vient de confirmer avec une touchante franchise le secrétaire général de l’OCDE, ce club où se côtoient historiquement les pays les plus riches. Récemment interviewé, Angel Gurria notait ainsi : «La migration est positive pour le gouvernement de destination, mais ce dernier doit faire un acompte, comme un investissement. Vous investissez au début, puis vous attendez que l’investissement ait un rendement.»
Les migrants, un «investissement» dont on attend un «rendement». On ne saurait mieux dire.
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