Le général Pierre de Villiers a démissionné le 19 juillet. C’est la conclusion, logique, du conflit qui l’opposait au président de la République. Dans une démocratie, «les armes cèdent à la toge» (ou Cedant arma togae, première partie d’une citation de Cicéron, De Officiis (Des Devoirs), I, 22). Mais, cette décision, extraordinaire car c’est la première fois depuis 1958 qu’un chef d’état-major des armées démissionne, est loin de mettre fin au conflit qui oppose les forces armées à notre président. Cette démission entache le quinquennat d’Emmanuel Macron de manière indélébile.
La démission du général Pierre de Villiers est logique. Il le dit lui-même dans le texte du communiqué qui a été diffusé le 19 juillet : «Dans les circonstances actuelles, je considère ne plus être en mesure d’assurer la pérennité du modèle d’armée auquel je crois pour garantir la protection de la France et des Français, aujourd’hui et demain, et soutenir les ambitions de notre pays. Par conséquent, j’ai pris mes responsabilités en présentant, ce jour, ma démission au président de la République, qui l’a acceptée.» Mais, la phrase qui précède est tout aussi importante : «Dans le plus strict respect de la loyauté, qui n’a jamais cessé d’être le fondement de ma relation avec l’autorité politique et la représentation nationale, j’ai estimé qu’il était de mon devoir de leur faire part de mes réserves, à plusieurs reprises, à huis clos, en toute transparence et vérité.»
En tant que chef d’état-major des armées, le général Pierre de Villiers doit dire quand il considère que des coupes budgétaires mettent en péril la capacité des forces armées à remplir leurs missions. Ce n’est pas lui qui a porté «sur la place publique» ce débat
On connaît l’origine du conflit : les 850 millions que le gouvernement, et donc le président, entendent prélever sur le budget de la Défense. Or, ledit budget, avant ces coupes claires, était déjà notoirement insuffisant, ce qu'Emmanuel Macron avait lui-même reconnu. Le général Pierre de Villiers s’est exprimé sur ce sujet devant la commission de la défense de l’Assemblée nationale. C’était son droit, c’était même son devoir. En tant que chef d’état-major des armées, il doit dire quand il considère que des coupes budgétaires mettent en péril la capacité des forces armées à remplir leurs missions. Ce n’est pas lui qui a porté «sur la place publique» ce débat. C’est ce que le général Pierre de Villiers rappelle dans la seconde phrase citée.
Le fait que le président ait pris la déclaration du général Pierre de Villiers devant cette commission pour un acte contestant son autorité, alors qu’il s’agissait de l’exercice normal de la démocratie, nous en dit long – et même très long – sur le caractère et l'irascibilité du chef de l’Etat. Ce fait nous en dit aussi beaucoup sur son respect des procédures démocratiques les plus élémentaires.
Pierre de Villiers ne se faisait visiblement aucune illusion sur la suite des événements. En témoigne un court article qu’il a posté sur la page Facebook du chef d’état-major, et intitulé «Confiance». Ce texte commence par un éloge appuyé du général Delestraint, inspirateur et ami du général de Gaulle, chef de l’armée secrète sous l’occupation, et qui périt en déportation. Il dit deux choses très importantes. La première concerne la confiance : «La confiance, c’est le refus de la résignation. C’est le contraire du fatalisme, l’antithèse du défaitisme…» Cela montre la nécessité de cette confiance. Et il montre l’importance de la confiance en soi, qui se construit dès l’enfance. La seconde, non moins importante, concerne ceux à qui on peut faire confiance, c’est la confiance en autrui. Cette confiance est nécessaire car un commandant, ou tout autre responsable, ne peut tout par lui même ; il doit avoir confiance envers tant ses subordonnés que ses supérieurs. Et il conclut par une mise en garde contre la confiance aveugle : «Méfiez-vous de la confiance aveugle ; qu’on vous l’accorde ou que vous l’accordiez. Elle est marquée du sceau de la facilité. Parce que tout le monde a ses insuffisances, personne ne mérite d’être aveuglément suivi. La confiance est une vertu vivante. Elle a besoin de gages. Elle doit être nourrie jour après jour, pour faire naître l’obéissance active, là où l’adhésion l’emporte sur la contrainte.»
C’est ici que l’on touche à la tension qui existe dans l’aphorisme romain «les armes cèdent à la toge».
Ces mots sont importants. Ils ont un sens précis dans l’institution militaire. Au-delà, ils font écho à l’un des attendus du procès de Nuremberg contre les dignitaires nazis, qui avait rejeté l’excuse d’obéissance sous prétexte que cette dernière ne saurait être aveugle. C’est en réalité le propos du général Pierre de Villiers.
Cette mise en garde vise tout autant les militaires (qui ne doivent pas se réfugier derrière l’excuse d’obéissance) que les civils. Et c’est ici que l’on touche à la tension qui existe dans l’aphorisme romain «les armes cèdent à la toge». L’historien du droit Mario Bretone, dans son grand livre sur l’histoire du droit à Rome (Histoire du droit romain, Editions Delga, 2016), à propos de la loi d’investiture de l’empereur Vespasien, note que «la subordination du souverain à l’ordre légal est volontaire, seule sa "majesté" pouvant lui faire ressentir comme une obligation un tel choix, qui demeure libre» (Histoire du droit romain, op.cit., p.216). De fait, l’empereur réunit dans ses mains tant la potestas que l’auctoritas. S’y ajoute l’imperium, que détenaient avant lui les magistrats républicains.
Les armes ne cèdent à la toge qu’à la condition que cette dernière soit digne, soit recouverte de la "majesté", un mot qui a un sens profond dans le latin juridique de l’Empire
La phrase de Mario Bretone ouvre une piste (Sapir J., (Avec B. Bourdin et B. Renouvin) Souveraineté, Nation et Religion – Dilemme ou réconciliation ?, éditions Le Cerf, 2017). Quand il écrit : «seule sa "majesté" pouvant lui faire ressentir comme une obligation», cela peut signifier qu’un empereur qui violerait les lois existantes pour son seul «bon plaisir» et non dans l’intérêt de l’Etat, perdrait alors la «majesté» qui accompagne l’imperium. Dans ce cas, son assassinat deviendrait licite car le «dictateur» se serait mué en «tyran». Et l’on sait que nombre d’empereurs sont morts assassinés, ou ont été contraints de se suicider. On pense entre autres à Néron ou à Caligula. On voit ici que les armes ne cèdent à la toge qu’à la condition que cette dernière soit digne, soit recouverte de la «majesté», un mot qui a un sens profond dans le latin juridique de l’Empire.
Il ne s’agit pas de transposer directement des coutumes de la Rome antique dans les institutions de la France du XXIe siècle. Néanmoins, on comprend, à lire le général Pierre de Villiers, que si les gages de la confiance ne sont pas donnés, cette confiance ne saurait être accordée, et le principe d’obéissance du militaire au civil pourrait donc être révoqué. Et ces gages ne sauraient être uniquement financiers. La relation de confiance, qui est une relation essentiellement politique apparaît comme brisée.
Il dépend de lui de mesurer rapidement l’ampleur des dégâts qu’il a commis, et de fournir les gages qui permettront à l’ensemble de la nation, et donc à ses forces armées, de reconstruire une relation de confiance
Cela nous met en face d’une situation particulière, qui découle de cette crise opposant le général de Villiers au président Macron. Pour la première fois, depuis fort longtemps, se pose donc la question de la «dignité» ou de la «majesté» du premier magistrat de la République. On voit ici que cette crise a partie lié aux déclarations scandaleuses du président Macron à propos de la rafle du Vel’ d’Hiv’. Cette crise découle directement du comportement d’Emmanuel Macron, depuis sa récente élection.
Il dépend de lui de mesurer rapidement l’ampleur des dégâts qu’il a commis, et de fournir les gages qui permettront à l’ensemble de la nation, et donc à ses forces armées, de reconstruire une relation de confiance. Car, ce que le général de Villiers appelle la confiance n’est rien d’autre que la légitimité, un principe sans lequel il n’y a plus de démocratie (Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, éditions Michalon, 2016). S’il manquait à le faire, il ouvrirait de fait une période de grande incertitude quant au fonctionnement des institutions, y compris le mandat présidentiel qui pourrait, dès lors, s’en trouver abrégé.