La politique étrangère américaine sous Trump : un «grand jeu» assez classique mais fort dangereux

L'accueil chaleureux accordé au président ukrainien Petro Porochenko lors de sa visite au Pentagone est la clé pour comprendre le désordre qui gangrène la politique étrangère américaine sous Donald Trump, selon l’historien John Laughland.

Avant sa venue à Washington, aucune rencontre entre Porochenko et Trump n'était prévue. Les deux chefs d'Etat se sont finalement vus, brièvement, à la Maison Blanche. Auparavant, le secrétaire à la Défense, James Mattis, avait royalement reçu l'oligarque du chocolat au Pentagone. La visite de courtoisie de Porochenko à Trump n'a été que secondaire et la visite au locataire du Département d'Etat, Rex Tillerson, a été plus brève encore.

Le symbolisme ne pouvait être plus fort. En recevant un chef d'Etat, et en tenant une conférence de presse avec lui – chose que Rex Tillerson n'a pas faite, les deux hommes n'ayant passé que 35 secondes devant la presse – le patron du Pentagone montre que son ministère a sa propre politique étrangère, et que ses priorités sont désormais celles de l'Etat américain. Le patron de la Maison Blanche semble avoir livré sa politique étrangère en sous-traitance à ses armées, en Ukraine comme en Syrie.

Là où Trump n'a cessé de marteler qu'il souhaitait une bonne entente avec la Russie pour combattre le terrorisme islamique, le Pentagone continue de chercher l'affrontement avec la Russie pour justifier son existence et son budget colossal

Or, nous savons fort bien que la politique étrangère du Pentagone n'est absolument pas celle que le candidat Trump avait appelée de ses vœux pendant la campagne électorale. Là où Trump n'a cessé de marteler qu'il souhaitait une bonne entente avec la Russie pour combattre le terrorisme islamique – il avait souligné ce point avec véhémence dans son discours inaugural, dont le principes énoncés semblent aujourd'hui un lointain souvenir – le Pentagone, lui, continue de chercher l'affrontement avec la Russie pour justifier son existence et son budget colossal. Il ne faut jamais perdre de vue le fait que, tous les jours, de gigantesques contrats militaires sont signés par le Pentagone, les sommes dépensées s'élevant à des centaines de millions de dollars par jour. Le Pentagone n'est pas seulement un Etat dans un Etat ; il en constitue en quelque sorte le noyau dur. 

Il est à noter que, dans les remarques émises par le président Porochenko et le secrétaire Mattis, il n'y a pas eu une seule référence aux fameux accords de Minsk. Le conflit ukrainien a été présenté, y compris par le ministre américain, uniquement sous l'angle d'une agression russe contre l'Ukraine. Cette vision ukrainienne des choses, est à l'opposé des accords de Minsk qui présentent le conflit comme un problème interne à l'Ukraine que les autorités ukrainiennes doivent régler par la négociation. Kiev ne respecte nullement l'esprit de ces accords, car il ne fait que dénoncer sans cesse une «agression russe». Porochenko était venu à Washington pour mettre en avant son pays comme le garant de la sécurité européenne contre cette agression russe, dont l'Occident tout entier serait la victime – un message que les Américains veulent entendre, pense-t-il, sans doute avec raison.

La dangereuse récente escalade entre forces russes et américaines dans le théâtre syrien montre que, des promesses de Trump de se concentrer sur la lutte contre le terrorisme, il ne reste plus rien

Les Américains, surtout ceux qui travaillent dans le complexe militaro-industriel, aiment ce message parce qu'il leur donne une raison d'être. Ils ne peuvent s'accorder avec la volonté déclarée de Trump de donner la priorité à la lutte anti-terroriste, parce que celle-ci n'est pas leur compétence première. Ils raisonnent en termes de guerre, à la rigueur aussi en termes de contre-insurrection comme en Afghanistan, mais non pas en termes d'anti-terrorisme proprement dit. Celui-ci n'est pas leur spécialité car il exige d'autres compétences que militaires. Tout comme l'Union européenne, le Pentagone semble mettre le terrorisme et l'agression russe sur un pied d'égalité (ce qui est déjà, en soi, très contestable) ; mais en réalité, les déclarations des militaires américains montrent qu'ils se sentent bien plus à l'aise en évoquant la «menace» russe que la problématique islamiste.

En Syrie, nous observons les mêmes priorités qu'en Ukraine : celles du Pentagone qui sont aussi devenues, par osmose ou peut-être via la menace, celles du président Trump. Il s'agit, dans les deux pays, de privilégier les considérations géopolitiques au détriment des priorités sécuritaires, de combattre l'influence russe et iranienne davantage que le terrorisme islamique. La dangereuse récente escalade entre forces russes et américaines sur le théâtre syrien montre que, des promesses de Trump de se concentrer sur la lutte contre le terrorisme, il ne reste plus rien.

Nous savons, depuis la douloureuse expérience des opérations spéciales américaines en Afghanistan, que les tireurs de ficelles au sein des structures militaires américaines ont l'habitude de soutenir des islamistes dans la poursuite de leurs buts géopolitiques

Le 19 juin, les Américains ont abattu un avion syrien qui, même selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme, ne menaçait en rien les rebelles soutenus par les USA –ce qui avait été le prétexte donné pour justifier cette attaque. C'est la quatrième fois que les forces américaines attaquent les forces syriennes au profit de l'Etat islamique ou d'autres rebelles islamistes. Or, nous savons depuis la douloureuse expérience des opérations spéciales américaines en Afghanistan dans les années 1980, que les tireurs de ficelles au sein des structures militaires américaines ont l'habitude de soutenir des islamistes dans la poursuite de leurs buts géopolitiques.

Ces buts politiques et géopolitiques sont bien connus depuis la tournée de Donald Trump en Europe et au Moyen-Orient. Son message aux Européens : augmentez vos dépenses militaires (en achetant davantage d'armes américaines). Il ne leur a pas dit de travailler à la désescalade des tensions en Europe. Son message au Moyen-Orient : nous soutenons l'Arabie saoudite et nous jetons nos anathèmes sur l'Iran, coupable de soutenir le terrorisme et «les milices». Tout le monde sait où sont ces milices iraniennes – au Liban et en Syrie. L'Iran étant l'ennemi juré d'Israël et de l'Arabie saoudite, Trump a décidé qu'il serait aussi celui des Etats-Unis.

Les attaques américaines en Syrie poursuivent un autre but, une conséquence inévitable de toute guerre où il y a une intervention étrangère. Les pays qui ont contribué à peser sur la guerre dictent les termes de la paix. Or, l'establishment militaire américain – Trump inclus – ne veut surtout pas permettre aux Russes de bénéficier politiquement de leur action militaire en Syrie. C'est l'un des reproches principaux que Trump fait à l'administration Obama. Washington veut rattraper le retard qu'Obama aurait pris pour remettre les Etats-Unis dans une position où il pourront continuer à peser dans la région une fois la guerre terminée. Voilà le «grand jeu», assez classique mais en même temps fort dangereux, qui se déroule aujourd'hui dans les sables syriens.

Du même auteur : Le clivage Est-Ouest, une menace pour l'avenir de l'UE