Rencontre Macron-Poutine : vers «une reprise de dialogue chaleureuse» et «réaliste» ?

Que retenir de la conférence de presse commune des dirigeants franco-russes ? Emmanuel Dupuy, président de l'IPSE, relève surtout les points de convergence émergeant sur la crise syrienne et la lutte contre le terrorisme.

RT France : Les autorités russes attendaient de cette visite de travail entre Vladimir Poutine et Emmanuel Macron des «échanges francs». Quelle impression vous laisse cette conférence de presse commune entre les deux présidents ?

Emmanuel Dupuy (E. D.) : J'ai le sentiment qu'on a assisté à une reprise de dialogue – comme cela nous avait été annoncé – sans doute plus chaleureuse que ce que certains escomptaient. Il y a eu un certain nombre de dossiers avancés que l'on n'attendait pas forcement, notamment la mise en place de ce «Forum franco-russe de la société civile» qui peut s'apparenter à ce qui existe déjà dans le cadre franco-allemand : l'office franco-allemand de la jeunesse (OFAJ). On a surtout entendu une évocation de ce qui nous unit et non pas ce qui nous désunit. La dimension culturelle a été très présente – c'était tout l'objectif de l'exposition des œuvres prêtées par le musée de l'Ermitage à l'occasion du 300e anniversaire de la visite historique, en 1717, du Tsar Pierre Le Grand au Roi de France Louis XV. Enfin, on a eu un rappel de l'importance que la France et la Russie ont dans l'espace commun qu'est l'espace européen dans sa définition très large, tant sa dimension occidentale que de son voisinage oriental.

Chacun a tenu son rang, tout en montrant qu'il avait des différences d'appréciations que l'on connait bien comme sur la Syrie ou la crise ukrainienne

Chacun a tenu son rang, tout en montrant qu'il avait des différences d'appréciations que l'on connait bien comme sur la Syrie ou la crise ukrainienne. Sur cette dernière, il faut se féliciter que la reprise du format «Normandie» (réunissant depuis juin 2014, la France, l’Allemagne, la Russie et l’Ukraine) ait été mise en exergue. Ce format offre aux pays participants la possibilité de faire entendre leur voix. Il exclut les Etats-Unis et permet à la France, à l'Allemagne, à la Russie et à l'Ukraine d'avoir un dialogue continu, franc et direct. On lui doit d’ailleurs, des avancées sur le positionnement de l’OSCE sur la question de la sécession des oblasts du Donbass et de Donetsk (est de l’Ukraine).

Je vois un autre élément positif quant à la question syrienne. Les deux présidents ont marqué leur continuité et leur appui à la complémentarité des processus de dialogue de Genève (5e round de négociations intra-syriennes depuis 2013) comme à celui plus récent d'Astana, sous l’égide de la Russie, de la Turquie et de l’Iran et prochainement la Chine).

On assiste aussi à une réflexion sans doute plus convergente entre les deux pays sur la définition de la «ligne rouge», telle qu’évoquée par Emmanuel Macron durant la conférence de presse commune : l'utilisation de l'arme chimique. C'est la même «ligne rouge» qu'avait évoquée François Hollande, suite à l’attaque de la Ghouta qui avait fait plus de 1200 morts en août 2013. Le prédécesseur d’Emmanuel Macron, tout comme le président américain, Barack Obama ou le Premier ministre britannique de l’époque, David Cameron, n’avait osé agir. Emmanuel Macron n’a pas hésité à annoncer, avec plus de fermeté, qu'il n'hésiterait pas, à prendre les mesures nécessaires en réponse à toute attaque chimique (d’où qu’elle vienne, rajoute t-il) à la manière d'un Donald Trump qui, après l'attaque chimique de Khan Cheikhoun, le 4 avril dernier, n'avait pas hésité à envoyer 59 missiles Tomahawk sur la base d’où seraient partis les avions ayant bombardé la ville de la province d’Idleb, au nord-ouest de la Syrie.

On peut remettre ses paroles en perspective. Lors de sa conférence de presse à Amiens – au lendemain du premier tour – à la suite d'une question posée par un journaliste Emmanuel Macron avait dit qu'il interviendrait en cas de nouvelle attaque chimique «avec ou sans l'accord des Nations unies», rompant ainsi avec la doxa de la politique étrangère française, qui agit toujours avec un mandat onusien. Cela montre qu'il reste ferme et constant sur ce point-là.

Sur la Syrie, une convergence est ainsi apparue avec clarté : celle qui consiste à dire qu'il faut un gouvernement et qu'il ne faut pas tendre vers un «Yalta syrien»

De son côté, Vladimir Poutine peut également «converger» avec la position française puisqu'il avait vu l'agenda politique qu'il souhaitait mettre en place après la chute d'Alep en décembre 2016 – dans la logique de la reconstruction syrienne (300 milliards d’Euros, selon un récent rapport de l’ONU), de la réflexion engagée par des constitutionnalistes russes autour de la rédaction d’une nouvelle constitution du pays ainsi que vis-à-vis du processus basé sur l’unité territoriale et une approche «non sécessionniste» de la réconciliation nationale – avait été fortement perturbé par les événements de Khan Cheikhoun. 

Sur la Syrie, une convergence est ainsi apparue avec clarté : celle qui consiste à dire qu'il faut un gouvernement – sans dire qui sera membre ou qui y participera – et qu'il ne faut pas tendre vers un «Yalta syrien», dépeçant la Syrie, comme certains à Washington ou à Ankara le souhaiteraient. Le fait qu'il y ait sur la table un certain nombre de discussions autour des «zones de désescalade», telles que proposées par Moscou et Washington en mai dernier, ou encore la mise en place et la sécurisation de corridors humanitaires permettant le retour d'un certain nombre de réfugiés, sert tout autant les intérêts de la France que ceux de la Russie.

Ces discussions permettent à la France de ne pas être exclue du processus de paix et du dialogue «inclusif» sur l'avenir syrien. Pour Vladimir Poutine, c'est une opportunité pour ne pas être seul et se trouver «en porte-à-faux» dans un dialogue compliqué qui oppose les vues d'un Donald Trump d'un côté et d'un Recep Tayyip Erdogan de l'autre, désireux de créer des «zones tampons» (région de Deir ez-Zor pour les Etats-Unis ; Al-Bab et Jarablous pour la Turquie) permettant aux groupes et milices qu’ils soutiennent d’être à l’abri d’éventuelles frappes russes ou syriennes.  

On voit aujourd'hui que la lutte contre Daesh est devenue l'élément qui fédère

RT France : Sur la Syrie justement, le nom de Bachar el-Assad n'a pas été prononcé une seule fois. Emmanuel Macron a de son côté déclaré que la priorité était la lutte contre Daesh. Est-ce la fin de la politique du «ni-ni» français ?

E. D. : Ce qui est effectivement important est la priorisation des choses. Nous sommes dans la continuité des décisions prises la semaine passée, à l’occasion des Sommets de l’Otan à Bruxelles (25 mai) et du G7 à Taormina (26 mai) et quelques jours avant le premier déplacement international du président français, à Berlin, le lendemain de son investiture, le 15 mai dernier. La rencontre entre Emmanuel Macron et Angela Merkel a, en effet, donné lieu à la promesse de l'intensification de la coopération militaire franco-allemande dans la lutte contre le terrorisme au Proche et Moyen-Orient mais également dans la bande sahelo-saharienne. On sait que l'on va prochainement voir deux groupements tactiques interarmées (GTIA) franco-allemands se déployer au Mali et au Niger.

Est venu ensuite la réunion de l'OTAN qui a montré que lorsqu'il s'agissait de monter une coalition anti-Daesh réunissant les 28 membres de l’alliance Atlantique et l’OTAN, le consensus était devenu de mise – même si la raison de cette demande américaine ne peut cacher une volonté de faire payer par les 27 partenaires, une implication américaine qui, assurant le financement des deux tiers des frais de fonctionnement et de 22% des opérations, est jugée trop onéreuse par Washington. Reste, sur ce point à définir clairement quelles organisations terroristes sont concernées, à part Daesh ! Ce point ne semble pas avoir été évoqué lors de la conférence de presse entre Vladimir Poutine et Emmanuel Macron, prouvant que tout n'est pas toujours simple en matière de lutte «globale» contre le terrorisme et surtout définition des cibles, sur un plan opérationnel.

On voit aujourd'hui que la lutte contre Daesh est devenue l'élément qui fédère. C'est vrai tant pour les 68 états impliqués dans la coalition internationale engagée en Syrie depuis septembre 2015 et en Irak, depuis septembre 2014, que pour la Russie qui a décidé de s’impliquer militairement à partir de septembre 2015. On le voit également avec l'appel à la création d'une autre coalition coordonnant 55 états à majorité sunnites réunis lors du passage de Donald Trump à Riyad, le 21 mai dernier.

Il y a une sorte de priorité absolue à Paris, à Moscou, à Washington, à Riyad, à ce que l'élément qui fédère «aisément» les états de la planète – à savoir, la lutte contre l'Etat Islamique – soit mis en exergue afin d'éviter de s’appesantir sur les sujets sur lesquels il y a encore des points de friction voire de dissensus. 

On dit qu'Emmanuel Macron s'inscrit dans une ligne qu'on a appelée – peut-être un peu pompeusement – «gaullo-mitterrandienne»

RT France : Avant cette rencontre, de nombreux politiciens français ont exprimé leurs attentes. Une question récurrente était celle de savoir si Emmanuel Macron défendrait une diplomatie française indépendante à l'égard de la Russie ou s'alignerait sur la vision européenne et atlantiste qui lui est chère. Qu'en a-t-il été selon vous ?

E. D. : Il n'y a pas forcément de contradiction entre ces deux visions. On dit qu'Emmanuel Macron s'inscrit dans une ligne qu'on a appelée – peut-être un peu pompeusement – «gaullo-mitterrandienne». Cette «ligne» réaliste des relations internationales appelle à une certaine forme d'équidistance stratégique entre, d’un côté, la relation américano-européenne, scellée il y a 68 ans par la création de l’Organisation du Traité de l’Atlantique nord (OTAN), avril 1949, et de l'autre, la vieille tradition diplomatique continentale française, mise en exergue à travers le Traité de Westphalie en 1648, liant la France et la partie orientale du continent. Cette «Ostpolitik» et ce lien avec la MittelEuropa se décline désormais dans une attention plus manifeste envers l’émergence d’une réalité eurasienne.

L’ordonnancement des relations internationales est en train de changer

Il n'est pas forcément contradictoire de s'estimer lié par un principe de sécurité collective comme notre appartenance à l'OTAN nous y conduit, tout en étant bien conscient de l'enjeu économique que représente l’interdépendance entre les marchés européens et eurasiens. L’ordonnancement des relations internationales est en train de changer. Ce changement de paradigme est d'autant plus frappant, qu'alors que se tenait en Sicile, à l'ouest du continent européen, une réunion du G7 (sans la Russie, exclue en mars 2014, sur fond de litige au sujet de la crise ukrainienne), d'autres sommets très importants ont eu lieu de l'autre côté du continent eurasiatique. Je pense notamment au Sommet sur la Route de la soie du 14 et 15 mai dernier à Pékin où 26 chefs d'états et de gouvernements, se sont réunis pour écouter le président chinois, Xi Jinping, vanter le projet colossal d'investissements – près de 500 milliards de dollars d’investissement – pour les 66 pays et que traversent les «nouvelles routes de la soie» sur plus de 10 000 kilomètres !

Emmanuel Macron et Vladimir Poutine s'inscrivent ainsi dans la volonté de faire perdurer cette complémentarité entre les alliances d’opportunité géo-économique d'aujourd'hui et une vieille histoire qui nous rassemble

En 1717, le Tsar Pierre 1er était venu en France, pendant plusieurs semaines, attiré par «l’esprit des Lumières». Pourtant, ce dernier était déjà conseillé par de puissants princes qui recommandaient au souverain russe de tourner le dos à l’Europe pour sa consacrer aux vastes zones à conquérir en Asie. Rien n’a vraiment changé, tant le clan des «orientaux» au Kremlin aujourd’hui se renforce.

Emmanuel Macron et Vladimir Poutine s'inscrivent ainsi dans la volonté de faire perdurer cette complémentarité entre les alliances d’opportunité géo-économique d'aujourd'hui et une vieille histoire qui nous rassemble. Ceci explique le poids important en symbole de cette réunion du Grand Trianon ! Ce n'était d'ailleurs pas la première fois qu'une personnalité russe était reçue au château de Versailles. François Mitterrand avait accueilli en 1992 Boris Eltsine qui n'était alors que maire de Moscou. C'était déjà dans une volonté de montrer à quel point l'histoire et les symboles importent dans cette relation franco-russe, portée sur les fonts baptismaux en 1717. 

Ces premiers pas d'Emmanuel Macron montrent que désormais la politique française sera mue par une forme de realpolitik, qui ne semblait guère être en cours durant la précédente mandature

Ces premiers pas d'Emmanuel Macron, qui s'inscrivent dans un long marathon diplomatique – la visite à Berlin au lendemain de son élection, le sommet de l'OTAN puis celui du G7 et qui se poursuivront dans quelques semaines avec la rencontre, mi-juillet à Hambourg avec les pays du G20 - montrent que désormais la politique française sera mue par une forme de realpolitik, qui ne semblait guère avoir court durant la précédente mandature.

Elle doit en effet prendre en compte que les rapports de force qui sont autant géopolitiques que géo-économiques nous obligent, nous Français à ne pas seulement regarder la relation avec la Russie au travers du seul prisme de la relation transatlantique. La France, avec 500 entreprises présentes en Russie et 24 milliards d’euros de balance commerciale, reste, malgré les sanctions économiques, le premier employeur étranger en Russie et le premier pays investisseur depuis 2014 (hors zones off-shore). 

Il est ainsi nécessaire de comprendre que les organisations internationales auxquelles nous appartenons – l'OTAN, l'ONU et l'Union européenne – doivent aller de pair avec une forme de coexistence mutuellement bénéfique avec notre voisinage, le nôtre comme celui de nos partenaires orientaux de l’UE.

La diplomatie française a toujours su s’adapter au contexte. Le simple fait que les Etats-Unis et la Russie aient des convergences sur un certain nombre de dossiers (lutte contre Daesh, pivotement asiatique, prudence quant à l’émergence stratégique chinoise) et des divergences ou approches biaisées sur d'autres (Syrie, Corée du Nord,Ukraine), nous obligent, nous Européens, à enfin trouver notre voie. C'est en ces termes qu'Angela Merkel a déclaré qu'elle avait l'intime conviction que l'Europe devait trouver sa voie au risque de nous voir exclus du jeu mondial.

La France se doit ainsi de réaffirmer un positionnement d'équilibre stratégique. La tonalité et la solennité qu’a imprimées Emmanuel Macron, durant cette longue séquence diplomatique de la semaine dernière, réaffirmées, du reste, lors de la conférence de presse commune avec Vladimir Poutine, dans la Galerie des Batailles du Château de Versailles avaient aussi cette vocation.

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