Spécialiste des questions européennes, Pierre Lévy pointe un éditorial du Monde qui attaque, avec une violence de ton inhabituelle, l’idée de quitter l’euro et l’UE.
Le Monde fulmine. Dans l’éditorial de son édition datée du 07 février, le quotidien du soir a déployé l’artillerie lourde contre deux cibles – Marine Le Pen et l’idée de quitter l’Union européenne. L’on comprend vite que la frayeur que lui provoque la seconde est la véritable raison de l’attaque contre la première.
La candidate adoubée par le Front national «ne veut plus revenir sur l'abolition de la peine de mort […] et se range volontiers aux us et coutumes de l'époque concernant le mariage homosexuel», s’agace notre confrère qui, on le sent, eût peut-être pardonné un véniel conservatisme sociétal. Mais, s’étouffe-t-il d’indignation, elle «n'a qu'un programme : sortir de l'Union européenne et de l'euro». Presque incrédule devant un tel blasphème, l’éditorialiste répète, comme interdit : «Il faut regarder les choses en face, le FN veut casser l'Europe.»
Sur le fond, les arguments qu’oppose Le Monde à cette perspective jugée diabolique ne frappent pas par leur originalité. La sortie de la monnaie unique provoquerait un krach bancaire : «On imagine déjà la ruée des épargnants […] paniqués à l'idée de voir la valeur de leurs économies s'effondrer avec le franc.» S’en suivrait une «explosion de la dette publique» qui devrait être financée «avec des intérêts à la grecque» (la Grèce est pourtant dans la zone euro, cela n’a pas dû échapper au Monde…). Et le plongeon du franc se ferait «au profit des fonds qataris ou des géants chinois se ruant pour racheter les entreprises tricolores». L’éditorial ne précise pas que Vladimir Poutine s’en frotterait les mains, mais le lecteur fidèle aura complété de lui-même.
Ce qui surprend, ce n’est certes pas l’argumentaire du Monde, mais le ton qu’il emploie cette fois-ci
Bref, autant d’évidences totalement incontestables – aussi incontestables que furent les prévisions quasi-unanimes des économistes et institutions qui annonçaient un cataclysme en cas de vote en faveur du Brexit. Las, il y eut comme un défaut quelque part : le Royaume-Uni n’a pas été englouti par les flots. Au point que certains firent publiquement amende honorable, à l’image du chef économiste de la Banque d’Angleterre. Le Monde cita cette contrition, mais n’évoqua point ses propres analyses d’alors.
Car, pour nos confrères du Boulevard Blanqui, il est une vérité qu’il importe de ne jamais écorner, ni même interroger : l’Europe est «un immense succès». La géographie politique constante des opposants à l’«aventure européenne» (du référendum de 1992 à celui de 2005, et le constat était également frappant lors de la consultation britannique du 23 juin), montre que ledit succès n’a pas été particulièrement goûté parmi les ouvriers, les employés, les chômeurs, et plus généralement dans les banlieues populaires ou les quartiers déshérités.
Des classes et des lieux qui étaient jadis des fiefs du PCF, avant que celui-ci n’opère – sur l’Europe, puis, logiquement, sur tout le reste – un virage à 180°. Se souvient-on que ce parti organisa, le 18 janvier 1998 (quand il n’était pas encore réduit à l’hologramme de lui-même) une immense manifestation (220 cars et des dizaines de trains affrétés) contre l’introduction de la monnaie unique ? Depuis, la Place du Colonel Fabien plaide (sans que nul n’y prête plus attention) pour… un improbable «autre euro». Quant au candidat de la France insoumise, il cultive à cet égard une savante ambiguïté.
Faut-il dès lors s’étonner que Marine Le Pen connaisse ses présents succès ?
Ce qui surprend, en revanche, ce n’est certes pas l’argumentaire du Monde, mais le ton qu’il emploie cette fois-ci, si différent du style édifiant habituel du quotidien, tout de componction et de modération dans la forme. Cette fois, il enchaîne les invectives : «stupidité», «simplisme démagogique», «idée inepte»…
C’est tout de même étrange, cette soudaine fébrilité.
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