Le spécialiste de l'Afrique Bernard Lugan revient sur les tensions tribales qui risquent de saper le progrès en Ethiopie.
La mosaïque ethno-tribale de l’Ethiopie éclate sous nos yeux dans l’union de tous contre les Tigréens de l’EPRDF (Front populaire démocratique révolutionnaire éthiopien) qui sont au pouvoir depuis mai 1991. Ces évènements signent-ils l’acte de décès de l’expérience ethno-fédérale éthiopienne ? Si la réponse était positive, les conséquences d’une telle situation seraient considérables pour toute la région.
L‘Ethiopie sembla alors perdre l’une après l’autre toutes ses conquêtes passées au point de se voir réduite à son bastion montagneux abyssin
Le 21 mai 1991, la conquête d’Addis-Abeba par le FPLT (Front populaire de libération du Tigré) de Meles Zenawi fut suivie de mouvements en cascade qui remirent en question l’intégrité territoriale de l’Ethiopie. C’est ainsi qu’au mois de mai 1991, après la prise d’Asmara par le FPLE (Front populaire de libération de l’Erythrée), l’Erythrée se sépara de fait de l’Ethiopie, même si l’indépendance officielle n’interviendra qu’en 1993. Au mois de juillet, les Oromos du FLO (Front de libération oromo) et les Issas du FLI (Front de libération issa) s’affrontèrent dans la ville de Dire Dawa et dans ses environs cependant que dans le sud-ouest du pays, les Sidamos du FLS (Front de libération sidamo) se soulevaient.
L‘Ethiopie sembla alors perdre l’une après l’autre toutes ses conquêtes passées au point de se voir réduite à son bastion montagneux abyssin, c’est à dire aux limites qui furent les siennes au XVIIIe siècle, à l’époque de son grand repli.
Encore plus grave, un autre danger de démembrement menaçait le cœur même du pays, là où les éternelles rivalités opposant les Amharas aux Tigréens se trouvaient exacerbées à la suite de la victoire de ces derniers. Avec Meles Zenawi, ce n’étaient en effet pas les Amharas qui reprenaient un pouvoir perdu en 1974 avec la déposition de l’empereur Hailé Sélassié, mais leurs cousins-rivaux Tigréens.
La mosaïque ethnique éthiopienne dont le «ciment» était amhara s’était délitée avec la révolution marxiste de 1974
Le problème qui se posait était simple : la mosaïque ethnique éthiopienne dont le «ciment» était amhara s’était délitée avec la révolution marxiste de 1974. Or, si le centre et le nord - notamment la région amhara - constituaient le cœur politique et culturel de l’Ethiopie, c’est le sud agricole qui nourrissait le pays.
«Ethnie-mère» de l’Ethiopie, les Amharas qui représentent environ 25% de la population étaient par le passé traditionnellement associés au pouvoir impérial. Les Tigréens qui ne sont que 7% environ ont toujours jalousé leurs voisins-cousins amharas dont ils dénonçaient le sentiment de supériorité. Amhara et Tigréens sont chrétiens. Les Oromos qui constituent plus de 40% de la population totale sont en majorité musulmans, mais on compte également un pourcentage non négligeable de chrétiens parmi eux. Les Somalis et les Afars sont musulmans.
Chaque ethnie ayant des revendications autonomistes en contradiction avec l’existence même de l’Etat unitaire crée par l’empereur Menelik II au XIXe siècle et face au risque d’éclatement du pays, fut alors inventé un système laissant à chaque peuple son territoire, tout en lui permettant de continuer à faire partie du cadre éthiopien.
Amharas, Tigréens, Oromos, Somalis, Sidamos et Afars totalisant environ 80% de la population de l’Ethiopie, c’est autour d’eux que fut construite la Constitution fédérale adoptée au mois de décembre 1994 et qui donna naissance à un Etat-ethnique, le préambule de la Constitution contenant la phrase suivante : «Nous, les Nations, les Nationalités, et les Peuples d’Ethiopie.»
Depuis quelques années, le pays semble renouer d’une manière de plus en plus forte avec ses constantes divisionnistes
La Constitution place ainsi sur un pied d’égalité les différentes composantes nationales éthiopiennes qui disposent de leur territoire et qui se voient reconnaître le droit de promouvoir leur culture et leur langue.
Durant 20 ans, cette Constitution fédérale qui fut le garant de la survie de l’Ethiopie, permit sa renaissance politique et économique. Or, depuis quelques années, le pays semble renouer d’une manière de plus en plus forte avec ses constantes divisionnistes.
C’est ainsi que depuis 2013, la question oromo se repose avec force. Or, en raison de leur poids démographique et de la situation de leur territoire national, les Oromos font courir à l’Ethiopie le risque d’une désintégration pure et simple. La lutte est actuellement menée par l’OFC (Congrès fédéral oromo) et, durant l’année 2016, plusieurs dizaines de personnes ont été tuées par la police en région Oromo et 12 000 arrestations y ont été opérées. Face à l’ampleur du mouvement, l’état d’urgence fut décrété le 9 octobre 2016.
Une véritable guerre éclata durant l’été 2016 dans la région de Gondar où nombre d’Amharas furent massacrés par les contingents tigréens de l’armée nationale
Pour le pouvoir central tigréen, la question est d’autant plus grave que les Amharas ont rejoint les Oromos qu’ils ont pourtant toujours considérés comme des sous-citoyens. Les Amharas s’en sont alors pris aux Tigréens, les chassant de leur région, ce qui entraîna l’intervention de l’armée avec ses hélicoptères de combat. Une véritable guerre éclata durant l’été 2016 dans la région de Gondar où nombre d’Amharas furent massacrés par les contingents tigréens de l’armée nationale. Au mois de décembre, les milices d’auto-défense amharas se heurtèrent à nouveau à l’armée.
Aux Oromos et aux Amharas se joignirent ensuite les Agäw (Agew) qui forment des enclaves ethniques à l’intérieur des zones tigréennes et amharas dans la région du lac Tana.Puis, les Konsos se soulevèrent quand l’auto administration qui leur était garantie par la Constitution de 1994 leur fut retirée. Enfin, au mois d’août 2016 des heurts très violents éclatèrent entre Afars et Tigréens.
La situation qui prévaut actuellement en Ethiopie est d’autant plus grave que bien des espoirs avaient été nourris par la Constitution ethno-fédérale éthiopienne qui semblait offrir une solution politique aux Etats africains minés par leurs définitions ethniques.
Du même auteur : Erythrée : un Etat totalitaire qui exporte sa population vers Europe
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