RT France : Vous avez passé deux ans avec les ouvriers de l'usine PSA à Aulnay-sous-Bois pour votre documentaire Comme des lions sur leur bataille pour empêcher la fermeture de l'usine. Jean-Christophe Lagarde a soutenu qu'une des raisons de cette fermeture était «l'omniprésence religieuse». Est-ce un élément que vous avez pu observer ou entendre?
Françoise Davisse (F. D.) : Non pas du tout. De mon expérience sur le terrain, je peux vous dire que c'est totalement faux. D'ailleurs, si on prend les éléments qui comptent pour les patrons, on se rend compte du manque de véracité de ces propos. Tout d'abord, l'usine d'Aulnay-sur-bois était la plus productive et celle dont la qualité était la plus élevée en France. Ensuite, PSA a prévu d'ouvrir une usine au Maroc. La société ne semble pas avoir de problème à avoir des travailleurs maghrébins et musulmans. Mais vous savez ce n'est pas la première fois que j'entend ce genre de bêtise. Pendant le tournage je me souviens d'un article de Marianne, où quelqu'un disait qu'on ne pouvait pas aller au local de la CGT quand on n'était pas voilée. Dans Comme des lions, on voit plusieurs femmes s'y rendre sans aucun souci ou obligation. Il y a une sorte de fantasme qui date de plusieurs décennies et qui résiste. Celui de ne pas supporter que, globalement, les ouvriers soient souvent des immigrés et des enfants d'immigrés, alors que quelle que soit l'origine des travailleurs ça a toujours été le cas en France.
Si on en revient à la fermeture liée à des problèmes de religion, c'est faux et c'est incroyablement odieux de dire cela
Indépendamment du calcul politicien consistant à tenir de tels propos, je pense que les fantasmes sur les ouvriers sont puissants. On les place, selon le contexte, du côté des communistes, de la race ou de la religion. Il y avait effectivement un certain nombre de salariés musulmans à PSA mais cela donnait un mélange d'origines, de façons de voir et cela se passait plutôt bien. C'était même assez exemplaire d'un univers où tous vivent ensemble. Mais factuellement, si on en revient à une fermeture liée à des problèmes de religion, c'est faux et c'est incroyablement odieux de dire cela. C'est une double peine. Les salariés de PSA Aulnay se sont fait licencier et on leur explique que c'est à cause d'eux et de leurs croyances. Les raisons financières de la fermeture des usines étaient connues par tous depuis bien longtemps. La vérité c'est que PSA fait bénéfices records sur bénéfices records et qu'ils ont fermé l'usine pour faire des économies sur le dos des salariés. Il faut se souvenir que derrière ces propos, on parle de gens qui ont perdu leur emploi et qu'on punit à nouveau.
Au moment où les ouvriers, immigrés ou non, demandent la parole, on taxe cela d'extrémisme politique ou religieux et ils sont présentés comme des monstres
RT France : Vous parlez de fantasmes anciens. D'où peut venir cette accusation de présence islamiste à l'usine d'Aulnay-sous-bois?
F. D. : Il y a toujours eu cette accusation. Pierre Mauroy avait dit la même chose dans les années 1980. Il faut quand même se rappeler que c'est PSA qui est allé chercher ces ouvriers dans les années 1970, en faisant bien attention à choisir des travailleurs qui ne venaient pas des villes en espérant ainsi qu'ils étaient analphabètes. Ils n'avaient pas le droit de parler français à l'usine. L'objectif était de les empêcher de donner leurs avis. Les grèves dans les années 1980 n'avaient rien d'islamiste, c'était des mouvements pour le droit à la parole, le droit de choisir son syndicat. La base des droits de travailleurs. Dès le moment où les ouvriers, immigrés ou non, demandent la parole, on taxe cela d'extrémisme politique ou religieux et ils sont présentés comme des monstres.
Il y a peut-être aussi autre chose qui a pu jouer. Il y a eu un discours de la société vis-a-vis des travailleurs dans d'autres usines de PSA qui était très dénigrant et qui utilisait l'argument selon lequel les salariés d'Aulnay étaient des voyous et des islamistes. On a dit qu'ils n'étaient pas comme dans les autres usines et que si les autres ouvriers pensaient suivre leur exemple, de nouvelles usines seraient fermées. Il y a eu cette pression-là. Cet objectif de diviser et désolidariser le monde ouvrier. Dans la direction de PSA, il y a une grande attention à la communication. Ils travaillent beaucoup sur l'opposition des uns contre les autres. Lorsque je suis aller rencontrer, pour le film, des personnes qui avaient travaillé dans d'autres usines PSA en France, on leur avait clairement tenu un discours du type : «Ceux-là sont des voyous.» Le problème est que lorsqu'on joue sur ces divisions, pas seulement à PSA, mais en France, de manière générale, cela pèse sur la place des ouvriers. On leur enlève le droit à la parole. On ne dit plus les ouvriers. On les distingue. On dit «les musulmans ou les noirs», sans accepter ce groupe social dans son ensemble et qui n'a finalement plus son mot à dire.
Accuser les ouvriers d'être violents lors des mouvements sociaux, c'est une manière de nier leur droit d'avoir un avis sur ce qu'ils vivent
RT France : Au delà de l'attaque sur l'islamisme, vous montrez dans votre film qu'il y a une tendance dans les médias à décrire les mouvements ouvriers comme violents. Comment expliquer cela?
F. D. : Les ouvriers qui se sont lancés dans des mouvements sociaux ont toujours été accusés d'être violents. C'est une manière de nier leur droit d'avoir un avis sur ce qu'ils vivent, car de toute façon pour un patron un ouvrier qui lance un conflit social c'est forcément violent car c'est une négation de son autorité. Le problème avec la presse, c'est qu'ils n'en connaissent pas. Les journalistes devraient aller les voir, leur parler. Sinon on reste dans le fantasme autour du monde ouvrier. Les propos de Jean-Christophe Lagarde font d'ailleurs monter le niveau de fantasme encore plus haut en accusant les croyances des gens pour expliquer leur perte de travail. C'est la négation deux fois de l'homme dans son travail et dans sa foi privée. C'est d'autant plus un fantasme partagé par ceux qui n'y connaissent rien que, quand on observe, comme je l'ai fait, la construction stratégique d'une bagarre sociale, on se rend compte que l'objectif des ouvriers c'est de mettre ensemble ce qu'ils ont en commun - souvent la défense de leur possibilité de travailler - quelles que soient leurs différences de sexe, d'origine, d'opinion politique ou de confession. D'ailleurs ce qui est dommage en assimilant ces mouvements à de la violence, c'est qu'on passe à côté d'une vraie proposition de vie en société et d'une forme de démocratie qui peut être profondément égalitaire.
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