André Bercoff : le journalisme français est condamné à dépérir s'il ne se remet pas en question

Il faut laisser de côté tous les préjugés et revenir à un vrai journalisme, estime le célèbre journaliste André Bercoff concernant la couverture médiatique de la situation en Syrie.

RT France : Alep reprise, l’ONU va envoyer des observateurs, l’AFP a déjà dépéché des envoyés spéciaux… On va enfin pouvoir avoir des informations vérifiables sur la situation à Alep. Pourquoi a-t-il été aussi difficile pour la plupart des médias français de raconter la dernière semaine de combats à Alep de manière non-manichéenne et moralisatrice ?

André Bercoff (A. B.) : Je crois qu’Alep n’est que le dernier épisode de toute une série de drames, où les passions, les confusions politiques, les intérêts économiques, les orientations multiples sont en jeu. Cela devient ce que j’appelle «l’auberge espagnole des fantasmes». Chacun projette ce qu’il a dans ses préjugés, ses schémas et ses partis pris.

On devrait tous s’interroger au lieu de foncer tout de suite dans des jugements et de faire de grandes manifestations d’indignation

Donc effectivement, comme on est loin de tout et qu’il n’y avait pratiquement aucun observateur, dont aucun impartial et objectif, il s’est passé ce qui se passe, hélas, depuis longtemps dans la couverture de ce genre de conflit : chacun se met à juger. On devrait tous s’interroger sur cela au lieu de foncer tout de suite dans des jugements et de faire de grandes manifestations d’indignation. Que l’on soit indigné bien sûr devant l’atrocité car il y a atrocités, mais qu’on juge et qu’on condamne tel parti sans rien savoir et en faisant du deux poids, deux mesures, cela me paraît répréhensible. On devrait tous se garder de tout jugement. Si j’ai réagi, c’est en fonction de ça. Comment dire qu’il y a une partie qu’on accable, celle de notre adversaire, et une autre partie qu’on excuse et qu’on absout de tout. Malheureusement, Alep n’est que le plus récent, et pas le dernier, avatar de cette pensée et de ces partis pris déformés.

Peu importe la réalité. Il y a des conflits «dans le vent» pour lesquels les passions se déchaînent et d’autres qui n’intéressent personne

RT France : Les combats à Alep ont polarisé tout l’intérêt médiatique et même citoyen. Comment expliquer toute cette fureur pour Alep et ce silence pour les situations tout aussi dramatiques à Mossoul en Irak ou au Yémen, bombardé par la coalition emmenée par l’Arabie saoudite ?

A. B. : C’est exactement ce que je vous disais plus tôt : ce sont les deux poids, deux mesures. C’est-à-dire qu’on est sensibilisé à tel ou tel conflit par des partis pris politiques, idéologiques ou communautaires et on choisit son camp. On choisit son camp et on le préfère à la réalité.

L’histoire du Yémen intéresse beaucoup moins que celle d’Alep et de la Syrie, car en Syrie il y a de nombreux protagonistes : la Russie, les Etats-Unis, l’Iran, Daesh… Chacun ayant plus ou moins honteusement, plus ou moins consciemment, plus ou moins bêtement, par naïveté, vous savez ceux qu’on appelle les «idiots utiles», choisi son camp et ne raisonne plus qu’en fonction de ce choix. Et peu importe la réalité. Peu importe qu’on dissolve la réalité.

Les avis changent, mais les préjugés sont là

Il y a des conflits «dans le vent» pour lesquels les passions se déchaînent et d’autres qui n’intéressent personne. Rappelez-vous aussi le Soudan pour ne citer que celui-là. Au Soudan, il y a eu des massacres horribles, pratiquement des génocides, et le poids médiatique qu’on a donné à ce conflit était plus qu’insuffisant au regard de l’horreur. Comme Marie-Antoinette choisissait ses pauvres, un certain nombre de personnalités médiatiques ou intellectuelles choisissent leurs pauvres.

RT France : RT France a essuyé beaucoup de critiques pour avoir reflété le point de vue russe dans sa couverture des combats à Alep. Notamment pour ses articles qui interrogeaient la fiabilité de sources telles que l’Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH) ou les Casques blancs. Comment comprendre ces attaques ?

A. B. : On en revient au même schéma de pensée. Actuellement, c’est RT, cela pourrait être quelqu’un d’autre. A partir du moment où l’on a décidé que les Russes étaient les méchants et les autres les gentils, RT ne peut pas être vu autrement. Vous savez cela remonte, cela change. Quand Arthur Koestler écrivait sur les camps et l’absolutisme soviétique, il était violemment critiqué. Là, ce n’était pas le méchant Russe, c’étaient les très beaux Russes. Toute personne qui critiquait l’URSS et mentionnait les camps de travail était vu comme un agent de la CIA, une hydre hitléro-trotskyste et un salaud. Il faut relire Arthur Koestler, il faut relire Viktor Kravtchenko. Les avis changent, mais les préjugés sont là.

L’émotionnel ne doit pas totalement disparaître. Le problème c’est que l’émotion ne doit pas trahir la raison

RT France : Cette propension à couvrir les conflits par l’émotionnel avant le factuel a été constatée régulièrement dans les médias français : Srebrenica, les armes de destruction massive en Irak… Après Alep, le journalisme français doit-il se remettre en question ?

A. B. : S’il ne le fait pas, il est condamné à dépérir. Le journalisme par essence, et c'est un métier que j’ai pratiqué et que je pratique encore, est la recherche des faits sans préjugés sans commencer à appliquer des jugements moraux là-dessus. Si on commence à dire : «Moi, je vais là-bas mais je sais déjà ce que je vais trouver», ou même si on se dit : «Je me contente de plaquer mon système idéologique sur ce que je ne vais même pas voir», le journalisme a de très mauvaises années devant lui. D’ailleurs, on le voit. Vous mentionnez les armes de destruction massive en Irak, c’est la même chose. Bush voulait aller en Irak, il n’avait rien à y faire, alors pour justifier cela, il nous parle des armes de destruction massive.

Aujourd’hui, même Donald Trump, le républicain, a déclaré que les Etats-Unis n’avaient rien à faire en Irak et que c’était une guerre imbécile. Je pense très sincèrement qu’il faut revenir à un journalisme qui ne serait pas un journalisme de mercenaires mais un vrai journalisme. C’est-à-dire, Albert Londres, Orwell… Cela ne veut pas dire qu’on n'en a plus aujourd’hui. Il y a des journalistes qui font un travail remarquable un peu partout. Je pense par exemple à Georges Malbrunot et Christian Chesnot et leur enquête sur Nos très chers émirs. L’émotionnel ne doit pas totalement disparaître. Le problème c’est que l’émotion ne doit pas trahir la raison. Au moins prendre le temps de regarder, prendre le temps de vérifier et surtout, comme nous sommes loin du théâtre de la guerre dans notre confort, d’avoir la rigueur de son irresponsabilité. Avoir la rigueur du fait de n’être que des témoins. Je salue le travail de ces hommes et femmes qui vont en Syrie et qui vraiment cherchent, quelque fois au péril de leur vie, à comprendre ce qu’il se passe sans préjugé, sans schéma, sans ligne de conduite et sans ligne du parti.

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