John Laughland est un universitaire britannique spécialisé en géopolitique et philosophie politique. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages traduits en sept langues.

Celui qui gagne en Syrie gagne sur l'échiquier mondial

Celui qui gagne en Syrie gagne sur l'échiquier mondial© Ammar Abdullah Source: Reuters
Des rebelles syriens lors d'un entrainement
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Pour l'historien John Laughland la guerre en Syrie est «une guerre par interposition entre les Etats-Unis et la Russie» et celui «qui gagne en Syrie gagne aussi sur l'échiquier mondial».

L'annonce de la semaine dernière par le secrétaire américain à la Défense, Ashton Carter, que la libération de Raqqa en Syrie suivrait celle de Mosul en Irak en dit long sur l'attitude américaine devant le droit international et sur sa vision de la guerre civile en Syrie.

En Irak, le soutien accordé par quelque 5 000 militaires américains aux forces irakiennes, y compris kurdes, est légal dans la mesure où cette opération s'effectue avec le consentement du gouvernement irakien. La situation est donc comparable au soutien accordé par la Russie aux forces syriennes qui essaient de libérer Alep.

Mais Raqqa étant en Syrie, une opération américaine ne peut être légale que si elle se fait avec le consentement de Damas. Or, nous savons avec certitude que Damas ne donnera jamais son accord à une telle intervention américaine, car Washington veut renverser le régime de Bachar Al-Assad.

Non seulement cette politique de changement de régime à Damas n'a jamais été abandonnée par Washington, y compris en septembre quand les Américains avaient signé leur accord avec les Russes sur un cessez-le-feu en Syrie, mais aussi les Etats-Unis, et notamment le Pentagone, ont tout fait pour faire capoter cet accord en tuant une soixantaine de soldats syriens à Deir ez-Zor, qui est à coté de Raqqa, le 17 septembre.

Il est tout à fait plausible que les militaires n'apprécient pas la diplomatie en général, et celle de John Kerry en particulier

Le coup de grâce a été donné à l'accord russo-américain par la destruction d'un convoi humanitaire à Alep dans la nuit du 19 septembre. Non seulement les Russes ont nié toute responsabilité dans cette affaire, mais le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, dans en entretien accordé à la BBC fin septembre, a affirmé que l'échec de l'accord était dû au fait que les Américains restaient déterminés à protéger le Front Al-Nosra, qui est pourtant une organisation terroriste selon le département d'Etat, afin de garder celui-ci en réserve pour une future opération de changement de régime à Damas.

Au moment où l'accord russo-américain a été conclu à Genève le 9 septembre, les journalistes en place à Genève ont été obligés d'attendre cinq heures avant la conférence de presse annonçant la signature. Il faut supposer que ces cinq heures ont été utilisées par John Kerry pour convaincre ses collègues à Washington de l'accepter. Le Pentagone était notamment très hostile. Le 22 septembre, le chef d'état major des armées américaines, le général Joseph Dunford, a fait une déclaration concernant le «Centre commun d'application» (Joint Implementation Center) que les accords devaient créer et qui devait fournir l'infrastructure pour une concertation militaire et de renseignement russo-américaine. Le texte de ces accords venaient d'être rendu public, les Américains ayant initialement voulu les garder secrets. Selon le général Dunford, la coordination militaire avec la Russie serait «extrêmement limitée». «Je ne crois pas que cela serait une bonne idée de partager notre intelligence militaire avec les Russes,» a-t-il dit. Ainsi le général se déclarait opposé à l'accord que le gouvernement américain venait de conclure. C'était un acte d'insubordination, sans doute rendu possible par l'atmosphère de règne finissant à la Maison Blanche.

On parlait ouvertement à cette époque d'une brèche qui se serait ouverte entre le département d'Etat et le Pentagone. Il est tout à fait plausible que les militaires, surtout ceux dans le moule du général Mark Milley, chef d'état major de l'armée de terre américaine dont les discours sont d'une violence rare, n'apprécient pas ou peu la diplomatie en général, et pas du tout celle de John Kerry en particulier. Une grande partie du complexe militaire américain n'a jamais pardonné à Barack Obama de ne pas avoir fait la guerre à la Syrie en 2013. (Ils font abstraction du fait que, vu le désistement du Royaume-Uni suite à un vote à la Chambre des Communes en 2013, le Congrès, dominé par les Républicains très hostiles à Obama, n'était pas prêt à autoriser une guerre en Syrie.) Il faut sans cesser rappeler que plusieurs généraux américains, dont les plus importants comme Milley, mais pas seulement lui, ont dit qu'une guerre contre la Russie était envisageable voire inévitable. Visiblement, ces gens n'attendent que l'arrivée au pouvoir d'Hillary Clinton pour mettre leurs plans en application.

Les Etats-Unis auraient un pied en Syrie où ils contesteraient aux Russes le monopole militaire

Mais si une brèche s'était vraiment ouverte, elle s'est tout aussi vite refermée. Le 22 septembre, au Conseil de sécurité, John Kerry s'en est pris à son homologue russe de manière très peu diplomate, accusant notamment les Russes d'avoir bombardé le convoi humanitaire et ainsi de cautionner le martyre des civils et de commettre des crimes de guerre. Comment expliquer ce revirement apparent, vu que Monsieur Kerry avait passé des mois et des années en discussions constructives avec Lavrov, dont visiblement il apprécie les qualités humaines ? La seule explication, c'est que ni Kerry ni le gouvernement américain n'ont jamais renoncé à leur but principal : le renversement Assad. Dans la mesure où une victoire sur Al-Nosra à Alep aurait rendu le changement de régime à Damas beaucoup plus difficile, la véhémence de Kerry à l'égard de Lavrov est facile à comprendre.

L'abandon très rapide de la confrontation diplomatique - Kerry et Lavrov se sont vus le 15 octobre en Suisse - est également à comprendre à la lumière de cette continuité de la politique américaine. S'attendant à une victoire syrienne à Alep, les Américains ont décidé de changer leur fusil d'épaule. Une victoire à Alep signifierait une victoire décisive pour Damas et permettrait aux Russes d'asseoir leur position dans la Méditerranée. Si en revanche une offensive à Raqqa était soldée par une victoire - ce qui n'est pas inévitable, tant les opérations et à Alep et à Mossoul semble peiner à arriver à leur terme - une partie du territoire syrien tomberait sous le contrôle de forces au sol clients des Américains. Sans doute y aurait-il des forces américaines aussi, comme en Irak. Les Etats-Unis auraient donc un pied en Syrie où ils contesteraient aux Russes le monopole militaire. Le silence du gouvernement russe devant cette éventualité s'explique sans doute par le fait que Moscou la considère inévitable, tout comme la participation des Etats-Unis à un futur accord sur la paix.

Autrement dit, l'intervention russe en Syrie prouve la loi de l'intervention militaire : toute intervention étrangère dans un conflit tend à produire une intervention étrangère opposée. Cette loi est d'autant plus valide que cette guerre en Syrie est une guerre par interposition entre les Etats-Unis et la Russie, les deux grandes puissances étrangères présentes sur le terrain. Qui gagne en Syrie gagne aussi sur l'échiquier mondial. Une perte par les Américains en Syrie serait une défaite grave pour leur projet de domination mondiale - c'est très exactement de cela que le général Milley parlait le 5 octobre. Ils sont déterminés à ne pas lâcher.

Voilà pourquoi les Américains iront jusqu'à Raqqa, et voilà pourquoi la totalité de l'establishment américain, y compris chez les Républicains, a été déterminée à ôter la victoire au candidat Trump qui déclare vouloir coopérer avec les Russes.

Du même auteur : Le Brexit et la leçon politique pour Theresa May

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