L'historien John Laughland décrypte le contenu du livre de fiction récemment publié par un ancien chef militaire de l'OTAN le général Shirreff, dont le scénario de la guerre avec la Russie reste «tout à fait plausible» selon son auteur.
2017, La Guerre contre la Russie, publié le 19 mai 2016 à Londres par l'ancien vice-commandant suprême de l’OTAN, le général britannique Sir Richard Shirreff, n'est pas seulement un triste avertissement de l'état d'esprit qui règne dans les plus hautes sphères de l'alliance atlantique, dont les élites sont convaincues que la Russie est leur ennemi numéro 1. Ce livre nous fournit aussi, involontairement, la preuve que les militaires britanniques et américains sont déconnectés de la réalité, et cela est bien dangereux.
En termes de prévoyance politique ou militaire, ses réflexions valent exactement ce que vaut tout ouvrage de fiction, c’est-à-dire rien
General Sir Richard Shirreff était jusqu'en 2014 commandant suprême adjoint des forces alliées en Europe (DSACEUR), soit le numéro deux dans la structure de commandement de l'OTAN. Il s'est ensuite recyclé dans le privé, ayant créé une société de consulting avec un ancien ministre travailliste. Son livre est préfacé par un amiral américain qui est un ancien commandant suprême de l'OTAN. Celui-ci appuie les thèses de son collègue britannique, un homme qu'il décrit comme «brillant» et «totalement fiable».
L'amiral Stavridis ouvre d'ailleurs sa préface en citant l'actuel chef d'état-major de l'armée de terre américaine, le général Milley qui, lors de sa comparution formelle devant la Commission des Forces armées du Sénat qui a validé sa nomination en 2015, a dit explicitement que la menace principale pour les Etats-Unis, c'est la Russie. Cette opinion est partagée par l'actuel chef d'état-major des armées, le général Dunford.
Quatre militaires du plus haut rang qui sont persuadés de la nécessité de se préparer pour une guerre nucléaire contre la Russie
Cela fait donc quatre militaires du plus haut rang qui sont persuadés de la nécessité de se préparer pour une guerre nucléaire contre la Russie. Pour eux tous, le problème consiste dans l'agressivité de Poutine, à laquelle seule la force de l'OTAN pourra tenir tête.
L'amiral Stavridis et le général Shirreff se vantent souvent de leurs qualités intellectuelles et analytiques. Pour Stavridis, Shirreff est un homme «très expérimenté» qui avait correctement compris les conséquence de l'annexion de la Crimée. Pour sa part, Shirreff ouvre son livre avec une description du Centre de la Gestion Compréhensive des Crises, véritable war room qui est le centre nerveux de l’OTAN, où il se livre à une envolée lyrique à propos de sa haute technologie et de la qualité de l'intelligence qui y est traitée. L’autocritique n’est pas leur point fort.
Pour le général Shirreff, l'annexion de la Crimée est «la première tentative de changer les frontières en Europe par la force depuis l'invasion de l'Union soviétique en 1941»
Il est donc surprenant de trouver, dès les premières lignes, des inexactitudes et des grosses erreurs. L'amiral Stavridis parle de «l'invasion de la Crimée par la Russie et son annexion d'autres parties d'Ukraine», mais c'est plutôt le contraire : les ennemis de la Russie parlent de l'annexion de la Crimée et de l'invasion du Donbass et non pas vice-versa. Plus tard, le général Shirreff s'attarde avec orgueil sur les informations fournies par le Centre de Regroupement d'Intelligence de l'OTAN (Intelligence Fusion Centre) qui en mars 2014 avait présenté une liste des armées blindées et des divisions aériennes russes qui s'apprêtaient à envahir l'Ukraine. Il omet de mentionner que cette information était totalement fausse, comme le directeur du renseignement militaire français, le général Gomart, l'a confirmé dans une audition devant la Commission de la défense nationale et des forces armées de l'Assemblée nationale le 25 mars 2015 :
«La vraie difficulté avec l’OTAN, c’est que le renseignement américain y est prépondérant... L’OTAN avait annoncé que les Russes allaient envahir l’Ukraine alors que, selon les renseignements de la DRM, rien ne venait étayer cette hypothèse – nous avions en effet constaté que les Russes n’avaient pas déployé de commandement ni de moyens logistiques, notamment d’hôpitaux de campagne, permettant d’envisager une invasion militaire et les unités de deuxième échelon n’avaient effectué aucun mouvement. La suite a montré que nous avions raison...»
Le général Shirreff ne sait pas que les frontières de la Pologne et de l'Allemagne ont été changées par la force à Yalta et à Potsdam en 1945 ; que les frontières de Chypre ont été changées par la force en 1974 ; que les frontières de la Yougoslavie, de l'Azerbaijan, de la Géorgie l'ont été au début des années quatre-vingt-dix ; et que les frontières de la Serbie ont été de nouveau changées, toujours par la force car cautionnée par l'OTAN, en 2008
Plus on avance dans les thèses du général Shirreff, plus on se rend compte précisément du manque d'intelligence avec lequel il aborde les grands sujets. Il admet qu'en réalité sa vision des événements en Crimée en mars 2014 dépendait non pas de ses services de renseignement, supposés être de la plus haute qualité, mais des reportages de CNN et de la BBC dont on connaît hélas trop bien les dérives. Ce sont ces chaînes qui ont permis au malin Sir Richard de comprendre la vraie réalité occultée de l'«invasion» russe en Crimée ! S'en suivent les comparaisons ô combien vétustes entre la politique étrangère de la Russie sous Poutine et les événements de 1938 - Hitler, le Sudetenland... on connaît la chanson.
Qui a eu recours à la force en Ukraine et en Crimée en février-mars 2014 ? Les gens en Crimée, où pas un seul coup de feu n’a été tiré, ou les manifestants de la place du Maïdan, lieu de centaines de morts
Comme c'est souvent le cas quand les gens incultes font des comparaisons avec Hitler, c'est précisément leur connaissance de l'histoire qui fait défaut. Pour le général Shirreff, l'annexion de la Crimée est «la première tentative de changer les frontières en Europe par la force depuis l'invasion de l'Union soviétique en 1941». En réalité, c’est parce que ces gens ne connaissent que l'histoire de la Second Guerre mondiale, qu’ils se répètent ad nauseam sans vraiment la comprendre, qu'ils ramènent tout à Hitler. Visiblement, le général Shirreff ne sait pas que les frontières de la Pologne et de l'Allemagne ont été changées par la force à Yalta et à Potsdam en 1945 ; que les frontières de Chypre ont été changées par la force en 1974 ; que les frontières de la Yougoslavie, de l'Azerbaijan, de la Géorgie l'ont été au début des années 1990 ; et que les frontières de la Serbie ont été de nouveau changées, toujours par la force car cautionnée par l'OTAN, en 2008 au moment de la proclamation de la sécession du Kosovo. Et qui, d’ailleurs, a eu recours à la force en Ukraine et en Crimée en février-mars 2014 ? Les gens en Crimée, où pas un seul coup de feu n’a été tiré, ou les manifestants de la place du Maïdan, lieu de centaines de morts dont beaucoup de policiers, et dont le «commandant» auto-proclamé, Andrei Parubiy, est aujourd’hui président de la Rada et donc le deuxième personnage de l’Etat ukrainien ?
Le livre sera vendu en libraire sur les rayons fiction. C'est dire que l’éminent général Shirreff ne distingue plus très clairement la fiction de la réalité
Cette multiplication d'âneries, de contre-vérités et d'orgueil mélangé à la bêtise, ne prépare cependant pas le lecteur pour ce qui va suivre dans la partie principale du livre. Car cet ouvrage, qui est vendu comme les réflexions d'un fin stratège sur les dangers qui pèsent sur l'Occident, est en réalité un ouvrage de fiction. L'auteur situe l'action en 2017 et elle est totalement inventée. Le livre sera d'ailleurs vendu en libraire sur les rayons fiction. C'est dire que l’éminent général ne distingue plus très clairement la fiction de la réalité. Il prend ses rêves pour la réalité - Don Quichotte mais avec des armes nucléaires. En plus, sa fiction est on ne peut plus crasse : les réunions au Kremlin sont présentées comme l'équivalent des délibérations de SMERSH dans les films de James Bond, l'organisation criminelle fictive qui reprend en fait celui d'une structure du contre-espionnage soviétique qui a vraiment existé. En termes de prévoyance politique ou militaire, ses réflexions valent exactement ce que vaut tout ouvrage de fiction, c’est-à-dire rien.
Selon la fameuse boutade de Marx, l'histoire se répète, d'abord comme tragédie et ensuite comme farce. Les élucubrations du général Shirreff relèvent certes de la farce. Mais son incapacité, et celle de ses collègues, de voir clairement la différence entre la réalité et l'imaginaire court le risque de nous conduire droit à la tragédie.
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