Des missions sur la Lune et sur Mars, la nouvelle vie de l'ISS, et les technologies de demain. A l'occasion du 55e anniversaire du vol de Iouri Gagarine, le chef de l'agence spatiale russe se projette dans les 55 ans à venir.
RT : Peut-on s’attendre à de nouvelles expéditions ambitieuses lors des 55 années à venir ?
Igor Komarov : Bien évidemment. En 55 ans nous devrions parcourir un grand chemin. Beaucoup d’évènements nous attendent. Je suppose que, pendant une période aussi longue, nous serons témoins d’expéditions vers Mars, et je pense que la Russie, de concert avec [ses] partenaires étrangers, va fonder une station orbitale martienne. Des recherches importantes seront menées sur la Lune, avec la création d’une base et d’une station orbitale lunaire. D’ailleurs nous sommes déjà en train de discuter de ces projets avec nos partenaires de la Nasa et de l’Agence spatiale européenne. La Station Spatiale Internationale d’aujourd’hui va également subir des modifications et je suppose qu’elle aura des fonctions complétement différentes. Elle va servir les vaisseaux spatiaux et les remorqueurs inter-orbitaires pour des voyages, entre autres, vers la Lune et vers Mars. Elle aura également d’autres fonctions et j’espère qu’elle servira de manière active le tourisme spatial.
RT : Depuis un moment, la Nasa a arrêté ses propres vols et lancements spatiaux. En fait le transport dans l’espace est désormais assuré uniquement par la Russie. Cependant, ils [les Américains] envisagent la reprises des vols indépendants. Combien de temps cela pourrait prendre ?
Ce n’est pas par charité qu’on achète nos moteurs
Igor Komarov : En effet, en ce moment, nous sommes la seule puissance spatiale assurant le transfert des cosmonautes et des astronautes à l’ISS. Cette situation va durer. En 2019, la Nasa envisage de lancer des appareils de la société SpaceX et Lockheed Martin doit construire l’Orion afin de réaliser des vols vers l’ISS.
RT : Les Etats-Unis envisagent de mettre fin à leur dépendance aux moteurs russes. Qu’y a-t-il comme alternative ?
Igor Komarov : Il faut le dire clairement : ce n’est pas par charité qu’on achète nos moteurs. Il y a une raison bien concrète : ils sont actuellement les meilleurs moteurs au monde en termes de rapport qualité-prix. Nous sommes sûrs q’une telle situation va durer encore quelques années. De notre côté nous sommes prêts à collaborer et livrons des moteurs aux Etats-Unis. Cette année je pense que nous avons d’excellentes chances de conclure de très importants contrats. Du point de vue de la concurrence, nous constatons que les Etats-Unis ont des intentions et des projets très sérieux quant à l’amélioration des moteurs existants et au lancement de nouveaux modèles, ce qui nous pousse à ne pas nous arrêter dans le perfectionnement et la production de nos moteurs.
RT : En ce qui concerne l’exploration spatiale en général, qui seraient, d’après vous, les vrais concurrents de la Russie ? Avons-nous réellement des concurrents ?
Igor Komarov : Bien sûr que oui. Nous sommes leaders dans beaucoup de domaines, surtout dans celui des moyens d’injection et des services de lancement, où nous sommes premiers et disposons d’une avance considérable - nous occupons près de 40% du marché du lancement -, dans le domaine des moteurs où nous sommes dominants, mais aussi dans celui des missions pilotées. Nous sommes leaders dans ces domaines-là, mais, dans d’autres domaines, il y a du travail à faire. Et dans certains, tels que les appareils spatiaux, la communication, la télédétection de la Terre, nous avons des choses à apprendre et à travailler.
RT : Vous avez évoqué les missions sur Mars. Il existe un prometteur projet collectif : ExoMars. Qu’attend la Russie de ce projet ? Il y a déjà eu des tentatives de missions similaires, pas vraiment réussies. Pourquoi celle-ci devrait-elle être un succès ?
Igor Komarov : Parce que le début de ce projet a, dans les faits, réussi. Nous avons réussi l’une des étapes les plus critiques : le lancement et la réalisation de la trajectoire du vol vers Mars – ce qui a été, d’ailleurs, la responsabilité de Roskosmos et des sociétés russes. La fusée-porteuse Proton-M a placé l’appareil sur la trajectoire déterminée. Il n’y a eu aucun problème et, en effet, en comparaison avec de précédents échecs, c’est vraiment encourageant. En juillet, nous nous attendons à faire une manœuvre pour ajuster la trajectoire. Nous sommes sûrs que, aux alentours du 16 novembre, le vaisseau spatial de notre mission commune avec l’Agence spatiale européenne sera sur l’orbite de Mars, et commencera son travail.
Bien sûr, les scientifiques de plusieurs pays qui ont travaillé jusqu’à 10 ou 12 ans sur ce projet attendent et espèrent des résultats significatifs.
C’est uniquement ensemble que nous devons explorer l’espace
RT : Parlons un peu des Etats-Unis. Il y a des désaccords politiques importants entre la Russie et ce pays, néanmoins, les cosmonautes russes et les astronautes américains s’entendent très bien, à ce qu’on voit sur les images qui nous arrivent depuis l’ISS. Ils ont de très bonnes relations, ils sont amis. A votre avis, cette amitié va-t-elle résister au temps ?
Igor Komarov : Je pense qu’elle a déjà su y résister. Il faut dire que, l’année dernière, nous avons fêté le quarantième anniversaire de la mission [commune américano-soviétique] Soyouz-Apollo. J’ai vu Tom Stafford et Alexeï Léonov en train de discuter, de partager leurs souvenirs. Ce niveau qui a été atteint et cet esprit qui est apparu grâce à cette mission, à l’époque de la Guerre froide, quand les relations entre l’URSS et les Etats-Unis étaient très tendues, cela veut beaucoup dire. En outre, le chef de la Nasa Charles Bolden est venu pour faire un bilan de la mission d’un an. Je l’ai vu parler aux cosmonautes et à Sergueï Krikaliov, avec qui il était pendant longtemps en orbite et en formation. [A citer] aussi les [bonnes]relations entre Scott Kelly et Mikhaïl Kornienko, qui ont travaillé ensemble pendant un an ensemble sur orbite. Je suis sûr que cet esprit de [bonnes relations] sera conservé. Les cosmonautes ayant participé à la mission et ceux qui s’entrainaient ont fait part de cette intention.
Je trouve qu’au niveau du Roskosmos et de la Nasa c’est également le cas. Vous savez, depuis l’espace, on ne voit pas de frontières sur la Terre. On comprend que tous les problèmes terrestres, politiques doivent rester sur la Terre – il ne faut pas polluer l’espace avec eux. C’est uniquement ensemble que nous devons explorer l’espace.
La construction du cosmodrome Vostochny est l’un des projets clé non seulement pour l’industrie spatiale, mais pour la Russie en général
RT : L’importance du financement privée va-t-elle augmenter à l’avenir ?
Igor Komarov : Nous constatons que de nombreux Etats sont intéressés et apportent leur soutien dans le développement du privé. De notre côté, nous le saluons aussi. Nous considérons que, dans un certain nombre de domaines, cela aura un rôle important à jouer : dans la construction et l’exploitation des appareils spatiaux, dans les services de communication, et de la télédétection de la Terre. C’est déjà une réalité, et nous devons soutenir [ce mouvement]. Nous observons d’importantes initiatives en ce qui concerne les moyens de lancement ; de nouvelles sociétés qui «secouent» le marché apparaissent, ce qui incite à [travailler à] une plus grande efficacité et une amélioration de la qualité.
En parlant de l’espace lointain et des recherches scientifiques, ce n’est vraisemblablement pas un domaine où nous nous attendrions à une avalanche d’investissements : ce sont des recherches qui nécessitent des ressources colossales, qui servent la science en général, et je pense que ni à notre époque ni à celle de la génération suivante, ces activités ne seront rentables. C’est pourquoi l’aide étatique est importante, ainsi qu’une politique au niveau des recherches spatiales, ce que nous voyons de la part de la Russie et d’autres pays.
L’objectif de perfectionnement des technologies spatiales est d’autant plus d’actualité, étant donné que le niveau de radioactivité est assez haut dans l’espace
RT : En ce moment, tous les lancements de la Russie sont effectués depuis le cosmodrome de Baïkonour, loué au Kazakhstan. Le cosmodrome Vostochny, situé sur le sol russe, est en construction. A quand le premier lancement ? Une première mission pilotée ?
Igor Komarov : En effet, la construction du cosmodrome Vostochny est l’un des projets clé non seulement pour l’industrie spatiale, mais pour la Russie en général. Nous préparons de manière très active le premier lancement de la fusée-porteuse Soyouz, notre légendaire Soyouz, et ce lancement est déjà prévu pour la fin de ce mois-ci.
Quant à ce cosmodrome, nos projets sont grands. Je pense que notre avenir s’y trouve.
RT : Revenons à la question de Mars. Actuellement un vol en direction de cette planète prend à peu près six mois. Est-il possible de l’écourter grâce aux nouveaux moteurs, aux nouvelles technologies ?
Igor Komarov : C’est l’un des objectif : écourter le vol. Malheureusement, avec les technologies et les moteurs actuels, la mission à peu près dure six mois. L’objectif de perfectionnement des technologies spatiales est d’autant plus d’actualité, étant donné que le niveau de radioactivité est assez haut dans l’espace. Le but est donc d’accélérer le vol afin de préserver la fonctionnalité de l’organisme et de l’activité vitale de l’homme. Outre cela, un autre objectif primordial est de franchir un niveau supérieur dans la construction des moteurs, pour les rendre plus efficaces et raccourcir le temps de vols.
RT : Il y a 55 ans, le premier vol en espace a dû être un évènement colossal pour la planète entière. Depuis, ces vols seraient presque de l’ordre de la routine. L’exploration spatiale n’a-t-elle pas perdu son côté romantique ?
Je pense que dans 10-15 ans l’apparence de l’ISS va beaucoup changer. Vu les nouveaux objectifs, une nouvelle fonctionnalité est requise
Igor Komarov : Je pense que tous les cosmonautes revenus plus ou moins récemment de l’espace, tout comme ceux en formation, tous ces gens qui participent à la préparation des vols, ne seront pas d’accord avec vous. Cela n’est toujours pas la routine, bien sûr, et ne peut pas le devenir. En tant que dirigeant du Roskosmos, je participe au lancement de toutes les missions pilotées vers ISS. De mon côté, je peux dire que c’est un processus très difficile et qui exige beaucoup de responsabilités. Cela demande une préparation et un dévouement immenses, de la part de tous les participants à ces missions.
RT : Croyez-vous que les enfants rêvent encore de devenir cosmonautes ?
Igor Komarov : Bien sûr qu’ils en rêvent ! De par mon travail je vois souvent que les enfants se réjouissent de nos succès et beaucoup veulent devenir cosmonautes. Car c’est un défi lancé à soi-même ainsi qu’un chemin vers l’avenir.
RT : Revenons à l’ISS. C’est un exemple de coopération réussie entre plusieurs pays. Comment voyez-vous l’avenir de la station dans une dizaine ou une quinzaine d’années ?
Igor Komarov : Je pense que dans 10-15 ans l’apparence de l’ISS va beaucoup changer. Vu les nouveaux objectifs, une nouvelle fonctionnalité est requise.
Bien entendu, de nombreux modules [actuels] seront conservés et les expériences - reconduites. Il est clair que seront poursuivies les expériences liées à l’influence du travail dans l’espace ouvert, en apesanteur, sur l’organisme humain.
Mais beaucoup de fonctions vont changer, en raison d’un nouveau niveau technique et d’une fonctionnalité nouvelle de la station qui, je l’espère, servira les vaisseaux spatiaux sur l’orbite, sera capable de mener des réparations (y compris des remorqueurs inter-orbitaires qui seront, peut-être, conçus à l’avenir), et d’assembler les modules des vaisseaux inter-orbitaires transportés depuis la Terre.
Et s’il y a une demande, il y aura peut-être de nouveaux segments dédiés aux touristes spatiaux.
Nous avons beaucoup de projets et de réalisations merveilleux devant nous : l’exploration de la Lune et de Mars, la création de nouvelles stations orbitales, de nouvelles expériences à mener…
RT : De grands espoirs sont liés au nouveau lanceur lourd «Angara». Si je comprends bien, il s’agit de la fusée qui va, à l’avenir, transporter les vaisseaux vers la Lune et vers Mars. A quel stade est aujourd’hui ce projet ?
Igor Komarov : Fin février, nous avons fait le design préliminaire du prometteur lanceur lourd Angara A5V. En ce moment il est examiné par des instituts de recherches […]. Dans les deux semaines qui viennent nous allons étudier [le projet] au sein du conseil scientifique et technique du Roskosmos et commencerons à travailler là-dessus très activement, afin d’assurer ce que nous avons promis, à savoir le lancement de la fusée Angara A5 depuis le nouveau cosmodrome à la fin de 2021et une mission pilotée à la fin de 2023.
Quant à la préparation de l’A5V aux missions lunaires, elle doit être achevée pour 2025.
RT : Vous regardez les films de fictions dédiés à l’espace ? Sont-ils crédibles ?
Igor Komarov : Ils le sont assez. Evidemment les gens qui travaillent dans l’industrie spatiale et avec des programmes spatiaux vont trouver bien des défauts et des lacunes. Mais, à mon avis, il faut pas être trop tatillon – le principal, dans ces films, ce sont les émotions, les idées, la philosophie, le sujet. Le plus important c’est que ça intéresse les gens. […]
Si on prend la fiction d’il y a 20-30 ans, elle est aussi différente [de celle d’aujourd’hui] que le niveau de la technologie.
Je pense que ce genre cinématographique va se développer avec les avancées technologique, et nous ne pouvons que le saluer.
RT : Que souhaiteriez-vous dire à nos lecteurs en cette importante journée ?
Igor Komarov : Je [leur] souhaite de garder en mémoire nos exploits et nos réussites, et de regarder l’avenir la tête haute. Car nous avons beaucoup de projets et de réalisations merveilleux devant nous : l’exploration de la Lune et de Mars, la création de nouvelles stations orbitales, de nouvelles expériences à mener… En effet, beaucoup de nouveaux exploits comme ceux qu’a connu notre histoire, comme l’exploit de Youri Gagarine, sont encore devant nous.
Je suis sûr que tout ne fait que commencer.
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