Jeudi 17 mars, Daniel Turp, professeur de droit à l’Université de Montréal, et une vingtaine d’étudiants ont présenté devant la Cour fédérale du Canada un avis de demande de contrôle judiciaire dans le cadre de l’opération «Droits Blindés». Pour empêcher le gouvernement canadien de délivrer des licences pour l’exportation de véhicules blindés à l’Arabie saoudite, ils invoquent la Loi sur les licences d’exportation et d’importation, selon laquelle «l'exportation d'équipements militaires à des pays où les droits des citoyens font l'objet de violations sérieuses et répétées de la part du gouvernement est interdite, à moins qu'il puisse être démontré qu'il n'y existe pas de risque raisonnable que l'équipement soit utilisé contre la population civile».
RT France : Le 18 février vous demandiez au gouvernement de répondre à votre mise en demeure d'ici 14 jours, faute de quoi vous présenteriez devant la Cour fédérale du Canada un avis de demande de contrôle judiciaire. Demain vous allez présenter cette demande. Vous n'avez donc reçu aucune réponse ?
Daniel Turp : Non, nous n’avons pas reçu de réponse. Cette mise en demeure est restée sans réponse et par conséquent mes étudiants et moi-même comptons déposer devant la Cour Fédérale du Canada cet avis de demande de contrôle judiciaire pour empêcher le Canada de délivrer des licences d’exportation pour cette vente de véhicules blindés à l’Arabie saoudite.
Ces véhicules blindés peuvent être armés et de toute évidence ils le seront
RT France : La loi canadienne interdit l'exportation d'équipements militaires à des pays où les droits des citoyens font l'objet de violations sérieuses et répétées de la part du gouvernement, à moins qu'il puisse être démontré qu'il n'y existe pas de risque raisonnable que l'équipement soit utilisé contre la population civile. Pourquoi pensez-vous qu’il y ait un risque réel que l’Arabie saoudite utilise ces blindés contre les civils ?
D.T. : En raison du passé, parce que des preuves (que nous allons évidemment devoir démontrer) révèlent que de l’équipement militaire et du matériel militaire comme des chars d’assaut ont été utilisés par l’Arabie saoudite pour réprimer des manifestations et donc la liberté d’expression et de réunion en Arabie saoudite aussi bien qu'au-delà de ses frontières, comme au Yémen par exemple. Nous croyons donc que ce risque existe et que le Canada ne devrait pas délivrer les licences d’exportation de tels véhicules pour l’Arabie saoudite.
RT France : Il s’agit d’une vente de véhicules blindés, pas d’armes. D’après vous, que doit-on craindre ?
D.T. :Ces véhicules blindés peuvent être armés et de toute évidence ils le seront, puisque des contrats ont été attribués pour s’assurer qu’ils puissent être munis de canons, de tourelles et d’équipements qui pourraient être utilisés pour mettre en péril le droit à la vie des Saoudiens ou d’autres personnes. C’est sur cette base que nous souhaitons empêcher le gouvernement du Canada d’autoriser l’exportation de tels véhicules en Arabie saoudite.
Ici et ailleurs dans le monde, on croit que vendre des armes à l’Arabie saoudite est une véritable menace pour les droits fondamentaux des Saoudiens et des Saoudiennes
RT France : Cette vente doit rapporter au Canada 15 milliards de dollars sur 14 ans. C’est le plus grand contrat dans le domaine militaire jamais signé par le Canada. D’après le Ministère des Affaires Etrangères, ce contrat doit créer et maintenir 3 000 emplois et bénéficier à 500 sous-traitants au Canada. Ne pensez-vous pas que cette vente peut avoir des retombées positives pour le Canada ?
D.T. : Ces ventes seraient illégales, elles outrepasseraient nos lois qui interdisent - selon nous - une telle vente, et elles contreviendraient à nos obligations internationales, aux traités internationaux en matière de droits fondamentaux et de droit humanitaire international. Contrairement à la Charte canadienne des Droits et Libertés, ces ventes ne devraient pas avoir lieu, même si de tels contrats sont susceptibles d’avoir des retombées économiques utiles. Voilà ce que nous plaiderons.
RT France : D’autres personnes se sont-elles jointes à votre groupe depuis la médiatisation de votre projet ?
D.T. : Oui, plusieurs autres étudiants d’autres universités québécoises. Je suis professeur à l’Université de Montréal et il y a une vingtaine d’étudiants qui se sont joints à moi. Il y a maintenant des étudiants de l’Université d’Ottawa, de l’Université de Winnipeg, de l’Université Laval, donc des jeunes citoyens et citoyennes très préoccupés par cette question de vente de blindés à l’Arabie saoudite. Des avocats se joignent également à moi, des membres du barreau du Québec. Je sais qu’un recours analogue pourrait être présenté au Royaume-Uni, et je sais aussi qu’il y a actuellement des démarches pour tenter d’empêcher la partie wallonne de la Belgique de continuer de livrer du matériel militaire à l’Arabie saoudite. Donc ici comme ailleurs dans le monde, nous considérons que vendre des armes à l’Arabie saoudite est une véritable menace aux droits fondamentaux des Saoudiens et des Saoudiennes.
Le Canada doit respecter ses propres lois, la Charte canadienne des Droits et Libertés ainsi que ses engagements internationaux
RT France : Prévoyez-vous d’entreprendre d’autres actions pour sensibiliser la population à cette question ?
D.T. : Il y a des actions visant à sensibiliser la population à la situation des droits fondamentaux en Arabie saoudite, en particulier à cause du recours par l’Arabie saoudite à la peine de mort et du traitement qui y est réservé aux femmes saoudiennes et aux personnes homosexuelles. Donc ce recours en est une et il vise à démontrer que la question des droits fondamentaux est une problématique qui intéresse tout le monde. Que le sort réservé aux droits fondamentaux par un gouvernement comme celui d’Arabie saoudite nous intéresse, nous les Québécois, mes étudiants, les professeurs, les avocats d’ici. Depuis la Déclaration universelle des droits de l’Homme, la question du respect des droits fondamentaux n’est plus une affaire de droit interne, ce n’est plus une affaire de compétence nationale, c’est l’affaire de tout le monde.
RT France : Ces actions de sensibilisation de la population peuvent-elles prendre la forme de manifestations ?
D.T. : Nous n’avons pas encore envisagé de sortir sur la place publique et de faire des manifestations. Nous agissons plutôt à travers les réseaux sociaux, à travers une newletter et à travers ce recours devant un juge de la Cour Fédérale du Canada qui - nous l’espérons - sera sensible à la question des droits fondamentaux et affirmera que le Canada doit respecter ses propres lois, la Charte canadienne des Droits et Libertés ainsi que les engagements internationaux du pays en matière de droits fondamentaux et de droit international humanitaire.