Proposition-choc, lundi 7, lors de la rencontre au sommet entre les Vingt-huit et la Turquie. Pour tenter d’endiguer le flot des réfugiés qui affluent des côtes turques jusqu’aux îles grecques, l’Union européenne – en réalité l’Allemagne soutenue par la Commission – semble décidément prête à tout.
En l’occurrence, Berlin a salué avec enthousiasme le plan d’Ankara : la Turquie se dit désormais volontaire non seulement pour reprendre tous les migrants économiques qui ont transité par chez elle (puis à les renvoyer vers leur pays d’origine), mais également pour ré-accueillir les réfugiés syriens qui ont fui la guerre via son territoire et ont réussi à atteindre l’Europe.
Mais cette générosité a un prix pour le moins inattendu : pour chaque Syrien entré illégalement dans l’espace Schengen et réembarqué vers la Turquie, l’UE s’engagerait à accueillir un autre réfugié syrien croupissant dans ce pays et ayant présenté une demande d’asile en bonne et due forme vers un pays de l’UE. Le but affiché est de dissuader les demandeurs d’asile de traverser la mer Egée et d’échouer en Grèce, pour finalement y rester bloqué puisque la route des Balkans est désormais bloquée.
En outre, le Premier ministre turc, se sachant en position de force, a poussé ses pions. Ahmet Davutoglu réclame des Vingt-huit 3 milliards d’euros en plus des 3 milliards déjà promis en novembre dernier ; exige que la suppression des visas pour les ressortissants turcs voyageant vers l’UE ait lieu dès juin (l’échéance d’octobre avait été promise précédemment) ; et demande que les négociations d’adhésion de son pays soient concrètement accélérées.
Le plan turc baptisé «plan Merkel» avait été discrètement négocié entre la chancelière et M. Davutoglu sans que les autres leaders européens – ni même Hollande – y prennent part
Il a en outre déjà obtenu que les dirigeants européens ne fassent nulle mention de leurs états d’âme après que son gouvernement, deux jours seulement avant la rencontre, eut repris en main manu militari un grand quotidien d’opposition, tandis qu’un nombre record de journalistes croupissent toujours en prison.
Angela Merkel n’a apparemment rien à refuser à la Turquie, pour peu que cette dernière accepte de sous-traiter l’énorme problème que la chancelière a contribué à créer en septembre 2015 lorsqu’elle annonça l’ouverture de son pays aux millions de réfugiés en puissance (suivant en cela les désidératas du patronat allemand, avide de main d’œuvre à bas prix).
Le plan turc a même été baptisé «plan Merkel» par le quotidien allemand à grand tirage Bild. De fait, il avait été discrètement négocié jusqu’au matin même du sommet entre la chancelière et M. Davutoglu. Au point que la plupart des dirigeants européens, François Hollande en tête, n’en a pris connaissance qu’au dernier moment.
Cette absence de préparation collective préalable n’a guère été appréciée par de nombreux pays. Le président en titre du Conseil européen, le Polonais Donald Tusk, semble aussi avoir été pris de court, alors même qu’il avait multiplié les déplacements dans les diverses capitales lors des jours précédant la réunion.
A l’issue du sommet, les Vingt-huit ont finalement convenu de «finaliser» les termes de l’accord lors du Conseil européen prévu les 17 et 18 mars prochain. Il n’est toutefois pas certains que ce énième sommet de la dernière chance se conclue conformément aux vœux de Berlin.
Car c’est peu dire que le mécanisme proposé soulève plus de questions et de problèmes qu’il n’en résout. Passons sur la dimension morale, même si l’UE est souvent prompte à vouloir s’ériger en modèle à cet égard : comment qualifier ce jeu de ping-pong traitant les réfugiés en quantités à transférer, réinstaller, importer et exporter ? Sur le plan du simple bon sens, ce chasé croisé « un Syrien contre un Syrien » ne semble pas non plus particulièrement convaincant.
On ne nous a pas demandé notre avis quand les dirigeants occidentaux ont décidé de déstabiliser Damas
Surtout, de nombreux experts ont été prompts à pointer les obstacles juridiques : le droit international impose en principe d’examiner le cas des demandeurs d’asile individuellement, et interdit de les transférer collectivement. Le haut-commissaire aux réfugiés de l'ONU, Filippo Grandi, s'est d’ailleurs dit «profondément préoccupé». Quant à la qualification de «pays sûr» (du point de vue des libertés publiques) attribuée à la Turquie pour autoriser les relocalisations, elle laisse rêveur.
Enfin, les obstacles et dissensions politiques au sein de l’UE ne sont pas anodins. Le Premier ministre hongrois n’a pas tardé à déclarer qu’il opposerait son veto à un tel plan, qui impliquerait de remettre sur le tapis la répartition des réfugiés entre Etats membres. Le président chypriote a exclu toute perspective qui rapprocherait la Turquie d’une adhésion à l’UE. Le chef du gouvernement italien a exigé que la liberté de la presse en Turquie soit mentionnée dans l’accord… Encore ne s’agit-il là que des premières réactions.
D’autres menues questions devraient bientôt émerger. Par exemple : qui va payer les trois milliards supplémentaires, sachant que la collecte de la somme initiale avait déjà soulevé de fortes tensions ? Et comment justifier le maintien de l’état d’urgence «anti-terroriste» – en France par exemple – si on supprime les visas pour les ressortissants turcs, alors même que l’EI dispose de puissants relais dans ce pays ?
Enfin, on pourra noter le paradoxe de la nouvelle configuration politique en Europe. Au sein de l’UE, Berlin et Athènes, hier violemment en conflit sur l’austérité imposée à la Grèce (et qui se poursuit plus que jamais) se retrouvent ensemble, et quasiment isolés, sur la scène européenne. Le tout pour faire cause commune avec la Turquie, dont l’Allemagne était naguère encore le plus farouche adversaire dès lors qu’il s’agissait d’évoquer l’adhésion à l’UE ; et avec la Grèce, qui reste vécue comme l’adversaire héréditaire…
Tout cela pour un plan d’action dont l’efficacité reste pour le moins aléatoire, quand bien même il serait adopté par les Vingt-huit. Car il convient de ne pas perdre de vue la véritable cause de la crise : la guerre imposée à la Syrie depuis cinq ans.
Lors de sa toute récente campagne électorale, le Premier ministre slovaque, pour justifier son opposition à l’accueil des réfugiés, répétait en substance : «on ne nous a pas demandé notre avis quand les dirigeants occidentaux ont décidé de déstabiliser Damas».
On attend donc avec intérêt le sommet du 17 mars.