Pour le politologue, docteur en sciences politiques Dmitri Evstafiev, l'Europe ne possède ni les ressources suffisantes, ni surtout un système de gestion politique à même de mobiliser les moyens existants, mais il serait imprudent de sous-estimer la rationalité de la politique européenne.
Dans le contexte du conflit en Ukraine, c’est la politique des États-Unis qui retient le plus l’attention. Rien de plus logique : comme en témoigne un article récent du New York Times, journal proche des milieux mondialistes, les États-Unis sont de facto directement impliqués dans le conflit.
Quant aux Européens, ils semblaient jouer au début le rôle de «partenaires subalternes», dépourvus de toute autonomie réelle. Aujourd’hui, on entend de plus en plus souvent que leur comportement est irrationnel et que leurs projets de créer une armée en dehors de l’OTAN et de déployer en Ukraine une «coalition de volontaires» sont irréalistes.
Il serait toutefois imprudent de sous-estimer la rationalité de la politique européenne.
La question centrale est la suivante : l’Europe est-elle capable d’un acte stratégique qui lui permettrait de retrouver un statut géopolitique indépendant, ne serait-ce qu’à l’échelle régionale, statut qu’elle a perdu dans la seconde moitié des années 2010 et au début des années 2020 dans le cadre de la consolidation occidentale face à la Russie ? La réponse est plus qu’ambiguë.
L’Europe est un grand système en pleine mutation. À ce jour, elle ne dispose d’aucune stratégie pour réintégrer la «cour des grands» sur le plan géopolitique. Elle ne possède ni les ressources suffisantes, ni surtout un système de gestion politique à même de mobiliser les moyens existants. Elle perçoit néanmoins quasi instinctivement que l’évolution de ses relations avec les États-Unis, ainsi que les processus internes en Amérique lui offrent une marge de manœuvre politique autonome. Dans la région de la Baltique, par exemple. Elle a également conscience de la nécessité de se doter de capacités militaires propres, bien que limitées, qui soient indépendantes des États-Unis. Le choc provoqué par les nouvelles priorités géopolitiques américaines et l’impression que la situation ne fera qu’empirer ont été trop forts.
Mais pour atteindre ses objectifs, l’Europe, comme les États-Unis, a besoin d’une pause stratégique dans le conflit ukrainien. Pourquoi cette pause ? C’est ici que les buts géopolitiques des États-Unis et des élites européennes divergent de manière significative.
Essayons de structurer les constantes et les dilemmes de la politique européenne actuelle.
«Les élites européennes ont épuisé leurs capacités de manipulation des sociétés»
Le fait que l’Europe perçoit la Russie comme son principal adversaire géopolitique est une constante. Et cette constante n’est pas aussi irrationnelle qu’on le présente parfois. Hormis le désir instinctif des Européens de s’emparer des ressources naturelles russes à leur avantage, l’existence d’un adversaire comme la Russie permet aux Européens, d’un point de vue tactique, non seulement de consolider l’opinion publique mais aussi d’atténuer l’effet des tendances sociales et économiques négatives. Néanmoins, les élites européennes ont pratiquement épuisé leurs capacités de manipulation des sociétés, ce qui les pousse à faire monter d’un cran la confrontation.
L’Europe sait également qu’il est crucial pour elle de garder ses relations euro-atlantiques ; c’est une autre constante. Derrière la bravade hautaine de certains adversaires européens se cache la conscience très claire que l’Europe est incapable de se défendre et, plus important encore, qu’elle est incapable de maintenir une économie européenne durable en dehors du paradigme économique américanocentré. Leur côté rationnel se manifeste également ici : ils voient la militarisation des sociétés européennes comme le premier facteur de la croissance économique. Dans l’impasse où les élites européennes, bruxelloises et nationales, se sont elles-mêmes acculées, toute autre solution serait bien moins efficace.
Enfin, dernière constante, les Européens comprennent l’importance du conflit en Ukraine pour maintenir le statut géopolitique de l’UE et son influence dans l’OTAN. Sans le conflit ukrainien, les adieux de Trump à l’OTAN auraient été beaucoup plus rapides et beaucoup moins douloureux.
Malgré les sourires de politesse et les promesses d’aide, les élites européennes réalisent pleinement la déshérence, l’invalidité stratégique du régime de Zelensky, qui sera d’ailleurs obligé de remplir dans une certaine mesure les exigences de Donald Trump. Pourtant, les élites occidentales, et surtout européennes, continuent d’espérer qu’elles sauront ressusciter, même sous une forme sérieusement modifiée, «le gambit de Minsk», si nécessaire pour gagner du temps et remettre en état leur régime proxy. Néanmoins, il est évident pour tout le monde que l’Ukraine est un «trou noir» non seulement financier mais aussi militaire et économique, que même les Américains n’ont pu se permettre sans pertes.
Les Européens ne peuvent pas ne pas réfléchir à une manœuvre stratégique impliquant un changement de théâtre des opérations. Ici, la politique des euro-atlantistes en Europe s’avère plus que rationnelle.
Ils misent sur la formation d’un potentiel politico-militaire et d’une force militaire concentrés dans la région de la Baltique. Même en tenant compte de la nature «focale » du théâtre militaire – depuis le célèbre corridor de Suwalki jusqu’à l’île de Hogland et aux îles Aland – les Européens sont tout à fait capables de former un potentiel de défense et d’offensive dans la région.
La stratégie est claire : créer pour la Russie, dans la région de la Baltique, des risques politico-militaires et des risques liés aux forces militaires dépassant son potentiel de dissuasion régionale. De tels scénarios d’opérations de combat dans la région de la Baltique – des actions défensives aux actions offensives dans le cadre d’un contingent paneuropéen – sont discutés depuis longtemps au niveau des experts. Parmi les exemples les plus récents : le scénario d’une invasion de l’Estonie via Narva en 2028. Auparavant, de nombreux scénarios défensifs ou offensifs autour de la région de Kaliningrad avaient été évoqués.
La stratégie du «saut de grenouille» dans la région de la Baltique offre la possibilité de renforcer le potentiel militaire indépendamment des États-Unis, étape par étape et avec un risque relativement moindre d’escalade incontrôlée de la situation vers une confrontation militaire directe avec la Russie qu’en Ukraine, en le testant à travers des projets régionaux limités sur un théâtre d’opérations militaires et politiques beaucoup plus confortable pour l’Europe. À chacun de ces «sauts», les Européens renforcent leur confiance dans leurs propres forces, si l’on peut dire, leur «audace» géopolitique, tout en espérant que, pour Moscou, ce théâtre restera secondaire par rapport au théâtre ukrainien jusqu’à un certain point, et en laissant aux Américains et aux Britanniques le douteux privilège de régler la situation à Kiev. Ce scénario offrirait également à Macron l’occasion d’être le leader d’un «maintien de la paix» européen sans avenir en Ukraine, pour lequel personne, comme il s’avère, n’est particulièrement désireux d’allouer des ressources significatives.
Ce sera d’ailleurs très «à la bruxelloise» : dans l’ombre du «grand frère» et de ses épigones, faire émerger un nouvel acteur géopolitique qui défiera l’hégémon vieillissant. Même s’il s’agit d’un acteur local. Il faut bien commencer par quelque chose...
Les opinions, assertions et points de vue exprimés dans cette section sont le fait de leur auteur et ne peuvent en aucun cas être imputés à RT.