Une large coalition anti-Daesh peut très bien se passer de la Turquie, estime le politologue franco-syrien Bassam Tahhan. Il livre son analyse de la situation au Moyen-Orient à RT France.
RT France : Hier, il y a eu des révélations de la part du ministère russe de la défense concernant la commercialisation du pétrole de Daesh via la Turquie. Aujourd’hui, le président turc Erdogan accuse la Russie d’être complice dans la vente de pétrole à Daesh. Que pensez-vous à ce sujet ?
Bassam Tahhan : En fait, tous les dossiers de l’acheminement du pétrole syrien vers la Turquie, et après vers le monde entier, c’est un dossier qui a été largement commenté bien avant l’incident de l’avion russe abattu injustement par les Turcs. Depuis des années, depuis que Daesh contrôle cette zone pétrolière, cela remonte à il y a trois ans environ, nous savons très bien que c’est la Turquie qui commercialise et qui protège ce trafic. D’ailleurs, Poutine a eu raison de traiter le clan Erdogan de clan de contrebandiers. Et ça c’est bien dans la tradition des Turcs vis-à-vis de la Syrie. Etant moi-même originaire d’une ville frontalière, la contrebande turque est quelque chose qui était très courant. C’est d’ailleurs quelque chose que le président Assad a essayé de supprimer en créant des accords commerciaux d’ouverture vers la Turquie. Mais, malheureusement, le clan Erdogan a repris les bonnes vieilles habitudes, en essayant non simplement de profiter du pétrole, mais également d’autres marchandises. Donc, cela ne m’étonne pas qu’Erdogan fasse le gamin, que si on arrive à prouver cela, il est prêt de démissionner, sinon, c’est Poutine qui démissionne. Ce sont des paroles vraiment qui ne volent pas très haut. D’autant plus que la Russie, d’après ce que je sais dernièrement, va présenter aux Nations Unies un dossier très bien ficelé qui montre bel et bien que la Turquie organisait cette vente de pétrole et soutenait Daesh à fond.
RT France : Pensez-vous que la Turquie va réussir à rester crédible sur ce dossier ?
Bassam Tahhan : Je ne le pense pas, mais vous savez, ce n’est pas un problème pour les Occidentaux. Par ce qu’en géopolitique, la vérité – on en fait ce qu’on veut. C’est-à-dire que, s’il y a un consensus du coté occidental pour mener une guerre contre la Russie et essayer de contrecarrer ses succès, par exemple, en essayant de compliquer les relations entre l’Europe et la Russie pour former une coalition de lutte contre Daesh. C’était un des objectifs de cet incident d’avion abattu, sûrement.
Nous avons deux explications. Certains disent que l’incident a été commandité par les Américains, par l’OTAN, pour justement empêcher qu’il y ait une entente entre l’Europe représentée par Hollande, la France et la Russie. Une autre explication, c’est tout simplement un cri de désespoir de la part d’Erdogan, voyant qu’il n’avait pas réussi à renverser Assad, alors qu’il a touché tout l’argent qu’il fallait pour, du Qatar, de l’Arabie saoudite et d’autres. Il avait même reçu par la France des armes pour les donner à l’opposition. François Hollande l’a reconnu dans un ouvrage qui sera publié d’ici un mois et demi. Donc, pour moi c’est un cri de désespoir après ses échecs aux élections. Je pense notamment aux Kurdes qui n’ont pas été dupes de son jeu en formant leur propre parti politique et en étant présent avec 13% lors des premières et deuxièmes élections. Vous ajoutez à cela tout le problème du génocide arménien, où Erdogan a perdu plus que des plumes, parce qu’il a été décrié par le monde entier.
Donc, je serais pour cette explication-là, qu’Erdogan a voulu impliquer l’OTAN, les Américains, et c’est vrai, il a réussi relativement bien pour le moment. Est-ce que c’est de tout cœur que les États-Unis et l’OTAN vont engager une guerre contre la Russie ? Je ne le pense pas du tout, par ce que la Russie, déjà dans la région, avait tous les systèmes de missile S-300, S-400, qui sont installés en Syrie, qui vont être vendus à l’Iran. Il y a un front de résistance, qui se consolide et n’oubliez pas que la Chine pourrait rejoindre ouvertement Poutine vu que les Ouïghours sont entraînés en Turquie et sont envoyés à Pékin et à Shanghai et dans d’autres villes et provinces chinoises. Je crois que quand Erdogan dit que c’est Poutine qui joue avec le feu, je crois que c’est le contraire, c’est Erdogan qui joue avec le feu et il va se bruler gravement.
RT : Pensez-vous que les alliés vont soutenir la Turquie dans le cadre de l’alliance de l’OTAN ?
Bassam Tahhan : C’est un soutien formel, c’est vrai qu’ils vont envoyer des armes à la Turquie, mais je ne vois pas l’OTAN mener des opérations militaires contre la Russie. Pas du tout, pour moi c’est exclu.
Maintenant, à présent, il ne faut pas oublier que la Russie renouvèle son accord avec la Turquie concernant son intégrité territoriale. C’est un accord qui a été signé, qui a été revu et corrigé. Et là, la Russie peut agiter tout le dossier arménien (Arménie occidentale) et le Kurdistan turc (c’est-à-dire, tout l’Est du Lac de Van, c’est la région la plus riche en eau). Et après tout, cette Turquie qu’on a voulue laïque, ne l’est plus, parce que Poutine a bien précisé que la voie sur laquelle Erdogan engage son pays, cette voie islamique et fanatique, n’est pas la bonne. On peut se demander si cette Turquie ne sera pas meilleure avec un éclatement, comme on a fait éclater la Yougoslavie. Il y aurait un pays des Alevis, un pays des Kurdes, un pays pour les Arméniens. Et même entre sunnites turcs et turcophones, au niveau ethnique ou linguistique, il y déjà toute une opposition. Donc, il y a une masse indécise de musulmans sunnites turcophones qui se demandent si en réélisant Erdogan, ils ont fait le bon choix.
RT : Quel serait le sort de la coalition anti-Daesh ? Pensez-vous que la Turquie est un vrai allié de l’Occident dans la lutte contre le terrorisme ?
Bassam Tahhan : Je pense honnêtement qu’on n’a pas besoin de la Turquie dans cette lutte contre Daesh. Si les Russes arrivent à colmater la frontière turco-syrienne, l’affaire est close. Parce que tous les djihadistes viennent de la Turquie et ils sont aidés par les Turcs. Là, les manœuvres de l’armée russe et syrienne qui vont se dérouler ces quelques jours dans la région d’Idleb ont pour but justement de colmater cette brèche. Parce que cette province d’Idleb qui est assez géographiquement difficile à prendre, c’est là où se sont logés tous ces djihadistes venus du monde entier, avec leurs familles, avec des petits soldats (ils engagent des enfants et autres). Je crois que la bataille d’Alep à coté ne sera gagnée qu’une fois que l’armée syrienne et l’armée russe pourront dominer et libérer ce département d’Idleb. Maintenant, je ne crois pas tellement en la coalition internationale, je fais confiance aux Russes. On a vu qu’en deux mois, ils ont fait bien plus par rapport aux frappes des 65 pays avec les Etats-Unis, en Irak et surtout en Syrie.
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