Selon Fiodor Loukianov, les acteurs géopolitiques maîtrisent de moins en moins l'évolution dramatique des circonstances au Moyen-Orient. Analyse.
La situation au Proche-Orient, où les ambitions de l’Iran et d’Israël se heurtent une fois de plus, est paradoxale car il n’y a pas d’issue. Les deux parties voudraient sûrement en découdre, mais elles ne peuvent le faire sans conséquences désastreuses pour elles-mêmes.
Les raisons de cette situation sont multiples, notamment l’étroitesse de la géographie de la région, où toute action a de fortes répercussions et entraîne un effet boomerang. Plus important encore, tous les problèmes et toutes les relations sont tellement imbriqués que les démêler demanderait des efforts colossaux dont personne n’est capable. En théorie, on pourrait briser ce lien d’un coup puissant qui changerait la donne, mais personne n’en a les moyens.
Cette dernière affirmation peut paraître un peu douteuse. Israël mène une politique extrêmement agressive visant à redéfinir l’ensemble de sa situation sécuritaire, dans l’espoir d’écarter pour longtemps les menaces environnantes.
Pour sa part, l’Iran est généralement considéré comme une puissance profondément révisionniste, qui agit dans le paysage régional parfois directement, mais surtout par l’intermédiaire de groupes affiliés (le soi-disant « Axe de la résistance ») dans différents pays.
Le fait que l’ensemble de la région soit déjà en ébullition et que les puissances extérieures, y compris les États-Unis traditionnellement dominants, ne fassent que simuler un engagement actif plutôt que savoir exactement ce qu’elles veulent, devrait étayer l’hypothèse qu’on peut s’attendre à une bataille décisive. Le moment est donc venu pour les plus courageux et les plus déterminés de faire le saut vers un nouveau statut. Mais quel nouveau statut ?
Les maîtres occidentaux se sont retirés de la région
Historiquement, les puissances dominantes se sont succédées dans cette partie du monde. Au cours des derniers siècles, il s’agissait tout d’abord des maîtres coloniaux occidentaux, mais aujourd’hui, ces puissances se sont retirées, peut-être pour de bon, pour toute une série de raisons, principalement internes.
Le temps est venu pour les pays de la région d’affirmer leur droit à la domination, d’autant plus que certains d’entre eux ont des traditions en la matière (Iran et Turquie), d’autres ont un potentiel militaire (Israël) et d’autres encore ont beaucoup d’argent et contrôlent d’importants lieux saints (Arabie Saoudite).
Autrefois, la lutte pour l’influence aurait été féroce et, bien entendu, l’esprit de compétition persiste aujourd’hui. L’Iran, en particulier, est largement soupçonné de vouloir dominer l’ensemble du Proche-Orient grâce à son influence religieuse et politique (par le biais des communautés chiites et des organisations politiques alliées).
La Turquie joue périodiquement avec la notion de « néo-ottomanisme », même si elle s’en éloigne prudemment. Mais l’idée de contrôler des zones de sécurité au-delà de ses propres frontières est mise en œuvre depuis des décennies.
Les puissances cherchent une meilleure profondeur stratégique
Cependant, les différentes formes d’expansion ne consistent plus depuis longtemps à chercher à conquérir des territoires à des fins d’expansion territoriale. L’objectif reste le même : parvenir à une situation plus favorable en terme de profondeur stratégique, c’est-à-dire la capacité à se protéger plus efficacement contre des menaces extérieures et, par conséquent, à renforcer la sécurité nationale.
C’est un phénomène répandu. Certains pays ont de la chance de ne pas avoir de voisins gênants (par exemple, l’Australie et les pays d’Amérique du Nord, mais dans ce dernier cas, les États-Unis pourraient mentionner le Mexique et les migrations). Ce sont pourtant des exceptions très rares ; dans la plupart des cas, ces problèmes sont inévitables. L’élargissement des frontières était autrefois la norme tandis qu’aujourd’hui, c’est l’exception : instable (car impossible à légitimer) et coûteux. Les zones tampons sont plus courantes et se rencontrent régulièrement. Mais cette méthode dépend évidemment de la situation.
Enfin, influer sur les affaires intérieures du voisin pour le dissuader d’agir par lui-même, est probablement la forme de dissuasion la plus répandue au monde. Plus précisément, il s’agit de la forme la plus souhaitable car elle n’implique pas d’hostilités majeures et de risques associés. Pourtant, elle ne fonctionne pas toujours.
Vers la fin des réponses modérées ?
Pour en revenir à l’axe Iran-Israël, les deux parties sont conscientes de l’impossibilité d’atteindre leurs objectifs souhaités par un affrontement direct. D’où la stratégie de la corde raide, notamment par des mesures extrêmement provocatrices, dans l’espoir que la réponse ne franchira pas la ligne rouge. Jusqu’à présent, cela a fonctionné, bien que la densité et l’intensité des coups réciproques augmentent rapidement. Dans un tel format d’interaction, il est impossible de ne pas réagir et, tôt ou tard, il se peut que les formes de réponse relativement modérées prennent fin.
Un autre problème est la capacité des adversaires à anticiper les conséquences immédiates de leurs actions. On considère le Proche-Orient comme le berceau de grands maîtres dans ce domaine, des maîtres dans ce jeu à risques importants. Mais l’expérience mondiale montre que le niveau de maîtrise géopolitique est généralement en baisse, probablement en raison de l’évolution dramatique des circonstances. Il n’y a aucune raison de croire que les divers acteurs soient toujours capables de jouer des jeux d’une véritable profondeur stratégique sans tomber dans des bas-fonds tactiques.