Les nouvelles sanctions américaines marquent-elles la rupture définitive de la Russie avec le dollar ?

Les nouvelles sanctions américaines marquent-elles la rupture définitive de la Russie avec le dollar ? Source: AFP
La secrétaire américain au trésor, Janet Yellen (image d'illustratio).
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La politique de Washington ne fait que pousser Moscou plus loin sur le chemin dans lequel elle s’est engagée, estime Henry Johnston.

L’interminable série de sanctions occidentales contre la Russie ne fait plus l’actualité. Mais cette semaine, le Trésor américain a concocté un événement qui attire l’attention.

Dans le cadre du paquet de sanctions qui est probablement le plus ambitieux depuis la première vague adoptée en février 2022, les autorités américaines ont considérablement élargi les possibilités d’appliquer des sanctions secondaires aux institutions financières étrangères, qui comme cela a été rapporté, travaillaient avec des entités juridiques russes soumises à des restrictions, et ont imposé des sanctions à la bourse de Moscou et à sa chambre de compensation.

Par la suite, la bourse a annoncé suspendre tous les règlements en dollars et en euros. C’est ce dernier point qui est le plus intéressant et qui a fait couler beaucoup d’encre.

Mais, avant de développer cette idée, entrons dans le vif du sujet et voyons ce qu’il adviendra réellement du commerce des devises en Russie.

Comment fonctionne réellement le commerce des devises ?

Pour échanger des devises à la bourse de Moscou, les banques et les autres acteurs boursiers envoient, au cours de la journée, des offres d’achat et de vente à la bourse. Ces acheteurs et vendeurs ne négocient pas directement entre eux, mais plutôt via la chambre de compensation de la bourse, le Centre de règlement national. Dans la soirée, ces transactions sont réglées par la chambre de compensation, qui dispose de comptes correspondants dans des banques étrangères pour chaque devise. En d’autres termes, la négociation de devises sur la bourse impliquait la participation de banques étrangères. Ce n’était pas un système fermé, comme le commerce des actions russes (où les actions de sociétés russes sont achetées et vendues en roubles par des investisseurs sans l’intervention d’aucune organisation étrangère).

C’est exactement cette capacité à effectuer des opérations de change en devises étrangères qui a été supprimée par les nouvelles sanctions. Les banques correspondantes américaines seront désormais interdites d’effectuer des règlements avec le Centre de règlement national. D’un point de vue technique, ce sont en fait des sanctions contre le Centre de règlement national, et non contre la bourse elle-même.

La Banque centrale russe a déclaré que dorénavant, le commerce de devises se ferait de gré à gré, c’est-à-dire de manière décentralisée. Mais il est important de comprendre qu’il ne s’agit guère d’une décision radicale : les opérations sur les marchés des devises à travers le monde sont menées de gré à gré, donc cela ne fera qu’aligner la Russie avec les pratiques habituelles. La Russie avait ceci de particulier que les échanges de devises se faisaient principalement sur une bourse centralisée, alors qu’en général, les devises sont échangées par l’intermédiaire d’un réseau décentralisé de banques, un système beaucoup plus flexible que l’utilisation de la bourse. La bourse de New York, par exemple, n’effectue pas d’opérations de devises.

Selon le dernier rapport de la Banque centrale de Russie, 58% des opérations de change dans le pays se font hors bourse.

Le passage au marché de gré à gré ne signifie pas que le commerce de devises en Russie sera similaire à tous les autres marchés des changes. Mais cela permet de comprendre que ce changement n’est pas particulièrement radical. En fait, la Russie est déjà à mi-chemin. Selon le dernier rapport de la Banque centrale de Russie, 58% des opérations de change dans le pays se font hors bourse.

La Banque centrale utilisera comme taux officiel une sorte de moyenne basée sur les informations obtenues chaque jour auprès des banques. Le nouveau système sera presque certainement un peu désordonné, surtout au début : les spreads seront plus larges, la liquidité plus faible, la transparence réduite et la formation des prix en général plus difficile. Les coûts de transaction seront plus élevés, ce qui est un point sensible pour les importateurs, par exemple. Le marché sera plus enclin à la manipulation, et certains analystes ont suggéré que différents taux de change pourraient apparaitre : un taux officiel de la Banque centrale, des taux offerts par diverses banques et un taux de rue sur le marché noir. Cependant, le 13 juin, la Banque de Russie a assuré que le taux de change resterait déterminé par le marché et unifié.

Quelle direction pourrait prendre le rouble ?

Il reste à voir ce qu’il adviendra exactement du taux de change du rouble, mais il y a de fortes raisons de croire qu’il ne s’écartera pas de manière significative des niveaux actuels. En effet, la structure fondamentale de l’offre et de la demande du marché ne subira pas de changement radical. Le taux de change du rouble est déterminé par l’offre et la demande du commerce extérieur et non pas par la plateforme sur laquelle les transactions ont lieu. Selon les premières indications, le marché ignorera la fermeture des opérations de change en dollars et en euros. 

Il y a un autre aspect important à prendre en compte. Officiellement, seules les banques correspondantes américaines n’ont pas le droit de travailler avec le CRN (centre de règlement national). Mais l’expérience a montré que lorsqu’une entité russe tombe sous le coup de sanctions américaines, elle est considérée comme radioactive ailleurs et d’autres institutions s’en tiennent à l’écart. La rhétorique de plus en plus belliqueuse sur les sanctions secondaires provenant de Washington va certainement exacerber cette tendance. 

Ainsi, il est tout à fait possible que les banques correspondantes d’autres pays, même des pays amis, craignent des sanctions secondaires et se retirent elles aussi. La question de savoir si et comment les Chinois continueront à travailler avec le CRN est essentielle. La Chine pourrait poursuivre sa politique consistant à intervenir là où l’Occident s’écarte et jouer un rôle dominant sur le marché russe des changes (Forex). Cela semble probable, compte tenu des tendances récentes. Dans un tel scénario, ce ne sont pas les grandes banques chinoises qui s’impliqueraient, car elles se méfient trop des sanctions secondaires, mais les plus petites. 

Le taux yuan-rouble deviendra un étalon pour les acteurs du marché...

Quoi qu’il en soit, la banque centrale russe a déclaré que le yuan, qui est déjà la devise la plus échangée à Moscou, avec une part de 54 % en mai, était la principale devise étrangère du pays. Le taux yuan-rouble deviendra un étalon pour les acteurs du marché et aidera à définir la trajectoire pour d’autres paires de devises, y compris l’euro et le dollar. Autrement dit, les acteurs du marché s’appuieront sur le taux croisé yuan-rouble, yuan-dollar et yuan-euro pour déterminer le juste taux du marché. Il est également possible que, dans certaines conversions, le yuan se retrouve dans le rôle auparavant presque inimaginable de monnaie pivot dans les conversions rouble-dollar : par exemple, le rouble serait échangé contre le yuan et puis le yuan contre le dollar. 

Implications pour un monde en évolution

Revenons un peu en arrière et examinons la situation dans son ensemble. Ce que nous voyons est une nouvelle manifestation de l’étrange incongruité de l’approche de Washington. Il est apparemment dans l’intérêt des Etats-Unis d’endiguer la dédollarisation, mais en réalité, ils dégradent le billet vert et l’écartent encore plus des échanges commerciaux d’une grande puissance mondiale. 

Les observateurs attentifs de la longue expérience de la Russie avec les sanctions remarqueront une certaine tendance. Les restrictions imposées perturbent le déroulement d’un processus économique. La Russie subit temporairement des inconvénients et certains effets négatifs, accompagnés de divers degrés de panique de courte durée. Ensuite elle s’adapte et en ressort plus résiliente et plus forte, avec de nouvelles infrastructures libérées de l’emprise de l’Occident. Ce cas-ci ne sera guère différent. 

Le processus d’ajustement pourrait s’avérer beaucoup plus indolore qu’on ne l’imagine...

En fait, le processus d’ajustement pourrait s’avérer beaucoup plus indolore qu’on ne l’imagine. Interrogé le 13 juin sur la fermeture des transactions en dollars et en euros sur la bourse, un grand exportateur russe de matières premières a répondu à Reuters : « Nous nous en fichons puisque nous avons le yuan. »

En outre, cette quête désespérée d’étouffer l’économie russe et d’isoler Moscou ne fait que catapulter la Russie vers le type d’autosuffisance et de souveraineté dont le gouvernement russe a peut-être rêvé mais qu’il n’aurait jamais pu mettre en œuvre par ses propres moyens. Et en fin de compte, cela rend la Russie plus forte. 

Par exemple, il sera désormais plus difficile pour les capitaux russes de quitter le pays, ce qui aura pour effet de stimuler les investissements nationaux. Les premières séries de sanctions l’ont démontré ; les dernières mesures ne feront que renforcer la tendance. Depuis des années, le gouvernement russe se bat pour rapatrier les capitaux et les investir dans le pays. L’administration Biden s’est révélée être un allié exceptionnel dans cette entreprise. En conséquence, les Russes auront beaucoup plus de mal à acheter des actifs à l’étranger et à détenir de l’argent en dehors de la Russie. Cela implique également davantage d’investissements à l’intérieur du pays. 

Parallèlement, les dernières sanctions, qui visent également sept entreprises basées en Chine et à Hong Kong pour avoir expédié à la Russie des millions de dollars de produits susceptibles d’être à double usage, sont un nouveau signe de la volonté des États-Unis de se confronter à la Chine. Jusqu’à présent, les Chinois ont fait preuve de prudence dans leurs affaires tant avec les États-Unis qu’avec la Russie, mais cette violation flagrante du droit souverain des États-Unis à faire du commerce avec qui ils veulent a de nouveau irrité Pékin. Le porte-parole de la diplomatie chinoise Lin Jian a appelé les États-Unis à « cesser immédiatement d’imposer des sanctions unilatérales illégales » en raison des liens économiques de la Chine avec la Russie. Pékin évitera des mesures précipitées et choisira ses batailles mais il n’est pas question de capituler face à Washington. 

Enfin, il s’agit d’une nouvelle étape dans la marche inexorable vers un monde multipolaire. L’extension du pouvoir d’imposer des sanctions secondaires constitue une violation de la souveraineté d’une audace si stupéfiante que leur utilisation effective ne peut que présager l’effondrement du système lui-même. L’hégémonie des États-Unis semble être entrée dans sa phase d’auto-immolation. Il y aurait eu de meilleurs moyens, pour ne pas dire plus, qu’une confrontation brutale pour maintenir le spectacle au moins un peu plus longtemps. 

Le monarque français Louis XIV cherchait à maintenir son contrôle sur l’aristocratie en l’intégrant dans l’étreinte luxueuse et chaleureuse d’une vie confortable à la cour de Versailles. Le stratagème avait une certaine logique : gradés à portée de main et occupés par des questions frivoles de la vie de cour, la noblesse française représentait une moindre menace et ne pouvait pas développer la flexibilité et l’ingéniosité qu’une approche conflictuelle du monarque aurait nécessitées.

Les bases sont en train d’être jetées pour que le yuan joue un rôle encore plus important dans l’économie russe...

Les États-Unis auraient pu adopter une approche similaire en accordant un accès généreux au système centré sur le dollar, même à leurs ennemis, et en préservant scrupuleusement cet accès, même au milieu de la concurrence. Cela aurait permis aux adversaires de rester dans l’orbite américaine et de se sentir à l’aise et complaisants à l’égard du statu quo. Sans besoin pressant, peu de pays se seraient engagés avec autant de détermination sur la voie de la construction d’une toute nouvelle infrastructure et d’une réorganisation des liens commerciaux. Mais une telle approche aurait nécessité beaucoup plus de prévoyance que celle qu’on trouve à Washington ces jours-ci.

À court terme, la Russie cherchera, paradoxalement, des solutions pour maintenir sa capacité de conversion entre le dollar et le rouble. Mais parallèlement, les bases sont en train d’être jetées pour que le yuan joue un rôle encore plus important dans l’économie russe. Il est inutile de préciser que d’autres pays s’en rendent compte. Cette tendance vers un nouvel ordre financier est l’une de celles que les États-Unis, dans leur zèle aveugle à punir la Russie, ne cessent d’encourager par de nouveaux moyens.

 

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