Par Karine Bechet-Golovko Tous les articles de cet auteur
Karine Bechet-Golovko, docteur en droit public, professeur invité à la faculté de droit de l'Université d'Etat de Moscou (Lomonossov), animatrice du site d'analyse politique Russie Politics.

De l’interdiction faite aux Russes d’arriver en Europe avec leurs rasoirs, voitures et missiles

De l’interdiction faite aux Russes d’arriver en Europe avec leurs rasoirs, voitures et missiles Source: AFP
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Les Russes, pour entrer en Europe, devront-ils bientôt être des adeptes du nudisme ? La chronique sur le sujet de l'universitaire Karine Bechet-Golovko.

Les médias en Europe sont d’une acuité très sélective. Ils tentent à tout prix – et au prix de leur crédibilité – de protéger le bon peuple d’émotions trop fortes. Imaginez que chacun, avec son café du matin ou lors du repas du soir, apprenne les dernières mesures adoptées par les instances européennes pour combattre les Russes. Non pas la Russie, mais ses habitants.

Le silence médiatique leur fait manquer de beaux moments d’étonnement, qui certes pourraient aller jusqu’au désarroi. Il y a quelques jours de cela, le 7 septembre, les instances européennes ont décidé de préciser ce que les Russes, citoyens j’entends, peuvent prendre avec eux et ce qu’ils ne peuvent pas prendre avec eux, lors de leur entrée dans la zone européenne. 

L’interprétation très extensive donnée de la décision du Conseil du 31 juillet 2014 concernant les mesures restrictives à l’égard de la Russie frôle in fine l’interdiction de l’entrée des citoyens russes en Europe... à l’exception peut-être des nudistes. En effet, les touristes russes, selon l’interprétation du 7 septembre, ne peuvent prendre avec eux les biens sanctionnés, même à des fins personnelles. Du fil dentaire à l’utilisation de leur voiture personnelle le temps du séjour, aux biens pouvant avoir une utilisation militaire, les institutions européennes n'ont pas fait dans le détail – c’est russe, c’est dehors.

Comme le note l’Observatoire de l’Europe :

L’interdiction s’applique aux véhicules à moteur portant une plaque d’immatriculation russe et immatriculés en Russie. Que les véhicules soient destinés à un usage privé ou commercial ou que leur séjour dans l’UE soit à court ou à long terme n’a "aucune importance" et ne devrait pas conduire à un traitement différencié. Les lignes directrices exhortent également les autorités nationales à veiller à ce qu’une longue liste de "produits personnels" originaires de Russie n’entrent pas dans le bloc. La liste comprend des objets courants, tels que des lames de rasoir, du fil dentaire, des déodorants, du savon, des vêtements et des chaussures, mais aussi de nombreux articles qui pourraient potentiellement avoir une application militaire, comme des pneumatiques, des systèmes radio et des générateurs électriques.

Ainsi, un citoyen russe qui aurait la folie de vouloir faire du tourisme dans les pays européens devra laisser à la frontière son smartphone, sa valise, ses bijoux, ses produits de beauté, ses vêtements... De fait, seuls les piétons nudistes russes sont les bienvenus en Europe, ce qui réduira fortement les périodes de tourisme, quoi que l’on puisse dire du réchauffement climatique...

Les véhicules immatriculés en Russie déjà ciblés

Plus sérieusement, juridiquement, la notion d’importation ne peut s’appliquer, comme cela est le cas ici pour les automobiles immatriculées en Russie, lorsque ces véhicules entrent temporairement dans la zone européenne en vue d’une utilisation personnelle. Le fanatisme politique ne trouve pas toujours une expression juridique. Pourtant, cette pratique des douanes, notamment allemandes, visant à mettre sous séquestre les véhicules immatriculés en Russie a déjà eu lieu depuis le mois de juillet. Cette interprétation extensive tente de réguler post factum une pratique illégale.

D’une manière générale, ces règles ne sont rien de plus qu’une expression moderne de ségrégation, ce que souligne l’exception faite lorsque ces biens sont importés de Russie... par des ressortissants de l’UE pour leur utilisation privée. Ce qui est sanctionné n’est donc pas le bien, mais le Russe. Le Russe doit être banni, car il est Russe. Si jamais certains veulent braver cette frontière, ils doivent accepter d’être rabaissés et tenus à la place, qui leur est octroyée dans la société occidentale postdémocratique, postlibérale... et posthumaniste.

Dmitri Medvedev, ancien président de la Fédération de Russie et actuellement vice-président du Conseil de sécurité, a vertement réagi lundi 11 septembre à cette injustice :

Bravo, les dirigeants de l’Union européenne. (...) Ils ont dit directement et sans détours à tous les Russes : vous êtes pour nous des citoyens de seconde zone. Une sorte de Charikov [personnage du roman Coeur de chien], mi-animal doté d'une mauvaise hérédité. Comme Boulgakov : "Vous êtes au stade le plus bas de votre développement", a crié Philippe Philippovitch, "vous êtes encore une créature en développement et mentalement faible, toutes vos actions sont purement bestiales".

(...) Il s’agit d’une gifle concrète adressée à chaque citoyen russe. Que faire à ce sujet ? Il ne faut absolument pas introduire des restrictions de représailles à l’encontre des citoyens de l’UE. Nous ne sommes pas racistes (...) Il vaudrait mieux simplement suspendre temporairement les relations diplomatiques avec l’UE. Et ramener le personnel diplomatique dans notre pays. C’est alors que les idiots vaniteux de Bruxelles feront collectivement et lourdement dans leurs pantalons (et leurs jupes, bien sûr) (...)

L’on notera que les règles interprétatives du point 13 ont été modifiées ce 12 septembre. L’interdiction faite aux Russes de prendre avec eux leurs affaires personnelles a été réécrite et la nouvelle version du palimpseste européen laisse une marge d’appréciation aux États membres en fonction de chaque situation concrète :

Conformément à la jurisprudence de la Cour européenne de justice, les sanctions doivent être interprétées de manière large, entre autres raisons afin de garantir l'efficacité des interdictions adoptées et d'éviter leur contournement. Il appartient aux autorités nationales compétentes d'évaluer chaque situation et de mettre en œuvre les interdictions en conséquence.

En revanche, l’interprétation illégale de la notion d’importation reste en vigueur à l’égard des véhicules immatriculés en Russie.

«La russophobie est la maladie du gouvernement global en place en Occident»

La russophobie est la maladie du gouvernement global en place en Occident. Comme l’écrivait le philosophe français Alain, dans ses Propos sur les pouvoirs, «l’administrateur administre la maladie, il ne la guérit pas». L’Union européenne est une administration, ce n’est pas un pouvoir. Elle ne décide pas, elle met en œuvre la politique – russophobe – décidée ailleurs, plus haut pour elle, au sein des organes généraux de gouvernance globale. Et comme tout exécutant, elle faute parfois par excès. Excès de docilité, excès d’alignement, excès de fanatisme. Comment ne pas penser ici au Conseil Supérieur des Balais de Crins d’Alain.

Pour terminer avec le sourire, voici un extrait succulent, illustrant parfaitement le fonctionnement des institutions européennes :

C’est dans une armoire très bien fermée, et loin des bruits du monde, que délibéra le Conseil Supérieur des Balais de Crin. Ces Messieurs sont à première vue remarquables par de fortes têtes sur des corps maigres ; et, au sommet, plus ou moins de crins, mais qui tous menacent le ciel. Raideur bien légitime. Tous ces balais éminents avaient été formés à l’École Supérieure des Balais de Crin, dont on connaît la noble devise : "Seulement servir." Le président des Balais se garda bien de développer une autre idée, que celle-là même. "Que doit-être, demanda-t-il, la pensée d’un balai, sinon la pensée de l’action même à laquelle il est propre, à laquelle il est voué par sa forme ?"

Je vous laisse imaginer la réponse du grand serviteur, dans ce chapitre très justement intitulé «L’objection de la compétence. La compétence renvoie à la non-compétence». Nos élites européennes sont une illustration parfaite de cette compétence à mettre volontairement en place une politique russophobe portant atteinte à l’intérêt des pays européens, et cela, grâce à leur incompétence, individuelle et collective, indéniable.

  

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