Sylvain Ferreira, historien et spécialiste de l'art de la guerre à l'époque contemporaine, analyse le retrait des forces russes de Kherson. Plutôt qu'un revirement soudain, ce retrait est en réalité, selon lui, le fruit d'un processus plus général.
L'annonce russe
Le 9 novembre dernier, le général Sourovikine annonce lors d'une réunion d'état-major diffusée à la télévision russe qu'il propose au ministre de la Défense Sergueï Choïgou de replier les forces russes présentes sur la rive droite du Dniepr vers la rive gauche, en abandonnant ainsi la ville de Kherson aux forces ukrainiennes. Cette annonce est officiellement motivée par les risques d'inondation de la ville et de la rupture de la logistique russe depuis que les Ukrainiens ciblent quasiment quotidiennement le barrage de la centrale hydroélectrique de Kakhovka.
Cette décision intervient un mois et un jour après la nomination de Sourovikine à la tête de l'opération spéciale. On se souvient que le 18 octobre, il avait souligné qu'il faudrait probablement prendre des décisions difficiles au sujet de Kherson et de sa région. Au cours des semaines suivantes, la majeure partie des habitants de la ville avait alors été évacuée sur la rive gauche par précaution tandis que la majorité des attaques ukrainiennes contre les positions tenues par les parachutistes russes étaient repoussées. Selon la majorité des analystes militaires occidentaux, le groupement russe sur la rive droite du Dniepr compte entre 25 et 30 000 hommes, ce qui laisse présager d'un repli sur plusieurs jours avant l'évacuation définitive. Côté ukrainien, cette annonce est accueillie avec beaucoup de réserve et de prudence. Le président Zelensky doute de la réalité du retrait russe et évoque même un piège.
Le repli en bon ordre
Dès le 9 novembre, des signes avant-coureurs d'un repli apparaissent sur les chaînes Telegram russes. On apprend que le génie russe a détruit les ponts qui enjambent l'Ingulets tout en minant les principales routes pour freiner toute tentative ukrainienne de poursuite. Le lendemain, l'ensemble des informations reçues depuis le secteur de Kherson confirment que les troupes russes se replient, et que les derniers habitants encore présents qui souhaitent être évacués sont à leur tour repliés sur la rive sud. Pendant ce temps, l'action de l'armée ukrainienne et notamment de son artillerie demeure étrangement limitée. Peu ou pas de bombardement et surtout aucune attaque de vive force pour tenter de gêner le repli russe ou de détruire les colonnes russes qui se déplacent vers le Dniepr via les trois routes principales qui desservent la zone.
Le lendemain matin, à la stupéfaction générale, les Russes ont totalement évacué la rive droite. Le pont Antonov a été dynamité ainsi que tous les autres ponts qui enjambent le Dniepr en amont. Aucun combat majeur, ni aucun bombardement d'importance n'ont été signalés au cours de la nuit, les premiers échanges de tirs d'artillerie n'ont lieu qu'à l'aube, une fois le retrait russe achevé. Il apparaît immédiatement aux observateurs, que le retrait des forces russes, estimées rappelons-le à 25 000 hommes minimum, n'a pas pu avoir lieu au cours des deux jours précédents. Après la proclamation de la loi martiale le 19 octobre dernier, l'armée russe a profité de la régulation de la présence des médias dans la région pour évacuer, hors caméra, la majeure partie de son contingent tout en maintenant un rideau de troupes suffisamment puissants pour résister aux attaques hebdomadaires de l'armée ukrainienne. Ainsi, le 11 novembre au matin, l'armée russe est parvenue à replier son groupement sur la rive gauche dans un ordre presque parfait. Les vidéos tournées depuis par les Ukrainiens nous montrent des carcasses de véhicules détruites pendant les combats depuis la fin août ou des véhicules abandonnés dans des zones d'atelier de réparation car irrécupérables. Aucune vidéo de prisonniers russes n'est apparue sur les réseaux sociaux ukrainiens à l'inverse de ce qui se passait en mars dernier.
Une négociation ?
Sans remettre en cause l'expertise des parachutistes russes pour organiser le repli de leur groupement dans de bonnes conditions, on ne peut s'empêcher de s'interroger sur la faiblesse, voire l'absence de réaction militaire ukrainienne d'envergure pour exploiter cette situation – la plus avantageuse dans l'art de la guerre – et pourchasser l'armée russe en plein repli l'épée dans les reins. Dès le 10 novembre, plusieurs observateurs, dont le général Trinquand sur LCI, envisageaient déjà que le repli russe dans de telles conditions était le fruit d'un accord négocié entre les deux parties. Son déroulement a confirmé cette intuition ainsi qu'un certain nombre de mesures favorables à la Russie annoncées concomitamment comme l'autorisation d'accès aux ports néerlandais par les navires marchands russes ou le feu vert donné à l'Inde pour acheter sans condition du pétrole russe. Certains voient dans cette opération le point de départ d'une négociation plus vaste d'un éventuel cessez-le-feu, puisque les Américains ne cessent d'insister ouvertement dans ce sens depuis la semaine dernière et reconnaissent même discuter avec le Kremlin. Enfin, cela permet de comprendre qu'à l'inverse du repli précipité de la région de Kharkov - Izioum en septembre dernier, la décision prise par Sourovikine a été saluée par Kadyrov et Prigojine malgré les vives critiques apparues sur les réseaux sociaux russes.