Au lendemain des victoires ukrainiennes d'Izioum et de Lyman, le front semble s'être stabilisé. Pour Sylvain Ferreira, un nouvel équilibre s'est instauré, peut-être jusqu'à l'arrivée du gel. Analyse.
Alors que la surenchère médiatique occidentale atteint des sommets paroxystiques au sujet de l'effondrement prochain de l'armée russe, de l'échec de la mobilisation partielle, de l'épuisement des stocks de missiles balistiques ou de la reconquête de Kherson par les Ukrainiens, il est aujourd'hui essentiel de revenir sur la situation des deux armées.
Après la reprise spectaculaire du secteur d'Izioum début septembre et la reconquête de Lyman le 1er octobre dernier, il semble que l'armée ukrainienne ne parvienne pas à exploiter ces deux succès, notamment dans le secteur de Kherson où l'armée russe a opéré un repli pour raccourcir son front début octobre. Pourtant, sur l'ensemble des points chauds du front, Kupiansk-Kreminna au nord et Kherson au sud, l'armée ukrainienne semble conserver l'initiative et ne cesse de mener de violentes attaques locales, de manière quasi quotidienne depuis la mi-octobre. Mais aucune de ces attaques ne débouche sur une modification significative de la ligne de front.
L'armée ukrainienne patine
Deux raisons majeures expliquent ces échecs répétés et coûteux en hommes et en matériel tout d'abord. Au nord, l'armée ukrainienne opère depuis une tête de pont au-delà de la rivière Zherebets, dont les points de franchissement sont sous le feu constant de l'artillerie et de l'aviation russes, ce qui ne facilite guère l'acheminement de la logistique et des renforts, mais aussi l'évacuation des blessés.
Au sud, le raccourcissement du front a permis aux Russes de densifier leurs défenses.
Au sud, dans la région de Kherson, le raccourcissement du front a permis aux Russes de densifier leurs défenses pour notamment empêcher les groupes de reconnaissance en profondeur ukrainiens de s'infiltrer entre les points d'appui défensifs russes. Enfin, les pertes encaissées par l'armée ukrainienne depuis la fin du mois d'août sont très importantes.
La première partie de l'offensive contre Kherson aurait coûté plus de 3 800 morts si l’on cumule les pertes indiquées par le ministère de la Défense russe entre le 29 août et le 9 septembre, et probablement au moins 8 000 blessés. Les victimes semblent tout du moins nombreuses. Celles dans le secteur d'Izioum restent totalement inconnues, même si des sources russes évoquent au moins 1 200 morts supplémentaires et 2 500 blessés pour l'armée ukrainienne. Rien pour l'heure ne permet de vérifier. Néanmoins, depuis la stabilisation du front dans les secteurs de Kherson et de Kupiansk-Kreminna, chaque attaque ukrainienne se solde en moyenne par la perte de 150 hommes et plusieurs dizaines de chars et véhicules blindés – basant cette estimation sur les rapports quotidiens de différentes sources ouvertes. Certaines attaques comme celle du 15 octobre dernier au nord-est de Kherson n’aurait même pas atteint les lignes de défense russe. L'action combinée de l'artillerie et de l'aviation russe aurait suffi pour la stopper, ont revendiqué des canaux russes.
Ensuite, outre les combats, l'armée ukrainienne doit pâtir des dysfonctionnements du système ferroviaire ukrainien depuis le 10 octobre dernier, date du début des frappes russes sur les infrastructures électriques. Les trains circulent beaucoup moins bien car le réseau est presque totalement électrifié et l'Ukraine possède peu de motrices diesel et ne peut pas en acquérir facilement à l'étranger puisqu'elles ne sont pas au standard d'écartement des voies du système russo-soviétique. Ces problèmes pèsent immanquablement sur la logistique de l'armée ukrainienne, mais aussi sur sa capacité à déplacer rapidement des réserves d'un point à un autre du front.
La montée en puissance de l'armée russe
De son côté, depuis le 21 septembre, l'armée russe est sur une pente ascendante grâce à la mobilisation partielle de 300 000 réservistes décrétée par le président Vladimir Poutine. Cette décision marque un tournant dans la stratégie russe, qui jusqu'alors s'appuyait sur un corps de bataille professionnel d'environ 160 000 hommes (auxquels s'ajoutaient environ 40 000 soldats des républiques séparatistes) pour mener à bien les objectifs de l'opération militaire spéciale.
L'implication de l'OTAN a totalement modifié le rapport de force en faveur de l'armée ukrainienne à la fin de l'été.
Or, l'implication croissante et importante de l'OTAN dans la formation, l'instruction et le soutien en terme de C4ISR [Command, Control, Communications, Computers, Intelligence, Surveillance, Reconnaissance] a totalement modifié le rapport de force en faveur de l'armée ukrainienne à la fin de l'été. La Russie se devait donc de réagir, car après le repli du secteur d'Izioum, l'opinion publique russe a manifesté son mécontentement devant ce que certains dénonçaient comme de la faiblesse de la part du pouvoir.
Le 28 octobre dernier, le ministre de la Défense Choïgou a présenté un premier bilan de cette étape importante dans la montée en puissance des forces russes pour reprendre l'avantage sur l'armée ukrainienne. Sur le terrain, selon les chiffres avancés, environ 41 000 hommes sont déjà au front et 41 000 autres sont dans la zone des opérations militaires mais ne participent pas encore aux combats. A cela s'ajoutent près de 13 à 15 000 volontaires. Les 218 000 autres réservistes sont encore à l'instruction jusqu'à fin novembre. Sur le terrain, cela a permis à l'armée russe non seulement de stopper les attaques répétées de l'armée ukrainienne mais aussi de reprendre l'offensive dans le Donbass et notamment dans le secteur d'Ougledar depuis le 29 octobre dernier.
De plus, le 19 octobre, la progression des troupes russes et des mercenaires de la SMP Wagner en direction de Bakhmut a contraint l'armée ukrainienne à redéployer une partie de ses réserves pour éviter la chute de la ville. Ainsi, les moyens pour reprendre l'offensive diminuent à mesure que les Russes multiplient les attaques locales à Marinka, Nevelskoye ou Avdiivka tout en repoussant les attaques ukrainiennes.
Un corps de bataille russo-biélorusse fait peser une nouvelle menace [sur Kiev].
Enfin, l'apparition d'un corps de bataille conjoint russo-biélorusse d'environ 30 000 hommes dans la région de Gomel en Biélorussie fait peser une nouvelle menace sur la frontière ukraino-biélorusse et contraint l'armée ukrainienne à maintenir un important contingent dans ce secteur pour protéger notamment la capitale Kiev.
Dans ces conditions, et malgré les surenchères déclaratives du côté ukrainien quant à la reprise imminente de Kherson, il apparaît comme peu probable que l'armée ukrainienne puisse entreprendre une troisième offensive de grand style d'ici la fin de l'année civile sans prendre le risque de s'exposer à une contre-attaque de la part de l'armée russe, contre-attaque qui sera d'autant plus puissante que la fin de l'instruction des 218 000 réservistes approchera et que l'arrivée du gel permettra de nouveau de mener des opérations mobiles d'envergure.
Sylvain Ferreira