«Bons» et «mauvais» médias : NewsGuard juge et partie dans la lutte contre les fake news
Si personne ne nie l'importance de lutter contre la désinformation, se pose la question de la méthode et de l'objectif poursuivi. Et dans ce domaine, tous les acteurs cherchant à filtrer la «mauvaise» information sont loin d'être impartiaux.
Les fake news : mal de ce temps ? Dernièrement, les outils visant à débusquer les fausses informations pullulent sur la toile. Mais derrière les apparences d'un objectif noble se cache souvent celui de filtrer les «bons» et les «mauvais» médias, parfois au détriment de l'esprit critique du lecteur en quête d'une information de qualité. C'est en tout cas la lourde tâche que s'est fixée le service américain NewsGuard.
NewsGuard : une information bien «gardée» ?
Lancée en France en 2019, cette extension qui peut être ajoutée à divers navigateurs permet, moyennant quelques euros, de lier en un click le média consulté à un code couleur, du vert au rouge selon sa fiabilité.
Ce «gardien de l'actualité» s'octroie ainsi un rôle comparable à celui d'un juge, qui requiert donc une bonne dose d'objectivité. Une objectivité dont il est permis de douter au regard de la composition du comité consultatif de NewsGuard, où se côtoient pêle-mêle ancien patron de la CIA et de la NSA, ex-secrétaire général de l'OTAN, ou encore ancien directeur des communications de la Maison Blanche, comme on peut le lire sur le site internet de la start-up.
BBC, Al-Jazeera, RT : les bons et les méchants
Parmi les mauvais élèves, classés en rouge, on retrouve notamment... RT France. NewsGuard nous accuse ainsi d'enfreindre «gravement les principes journalistiques de base» et nous présente comme la version française de RT, «vecteur de désinformation et de propagande du gouvernement russe».
Fait surprenant, d'autres médias publics internationaux semblent bénéficier d'une présentation plus lisse. C'est notamment le cas de la version en anglais du site d'Al-Jazeera. Classée en vert, cette page, dont NewsGuard concède qu'elle est «affiliée à l'agence de presse fondée par l'Etat qatari, Al Jazeera», est présentée comme respectant «la plupart des principes de crédibilité et de transparence».
Même classement du côté de la BBC, pourtant financée par les impôts des citoyens britanniques, un élément qui n'est pas précisé dans l'onglet de l'extension, mais seulement dans l'«étiquette nutritionnelle complète» proposée par NewsGuard à l'utilisateur souhaitant obtenir davantage de détails.
Pas davantage de mention du caractère public de France Info, également classé en vert, dans l'onglet proposé par NewsGuard. Là encore, il faut cliquer sur la fiche complète pour découvrir qu'il s'agit d'un «site géré par France Télévisions et le groupe de radio publique Radio France, dont l'Etat est actionnaire à 100%».
Juge et partie
Comment donc justifier cette différence de traitement et quelle est la méthode utilisée par NewsGuard pour établir sa classification ?
RT France, contactée par cette entreprise, a eu accès à un élément d'explication. A l'instar d'une «journaliste», une employée nous a ainsi adressé une liste de «questions»... contenant en réalité déjà les réponses censées justifier la mauvaise classification dont nous faisons l'objet depuis au moins deux ans.
Dans celles-ci, NewsGuard nous reproche par exemple d'avoir cité la position des autorités russes dans des dossiers touchant à la Russie (conflit syrien, affaire Skripal, etc.), ou encore de donner voix au chapitre aux développeurs du Spoutnik V... dans le cadre d'articles pourtant équilibrés et présentant les différents points de vue.
Dans un message ultérieur à ses accusations, NewsGuard nous recontacte pour indiquer que nous corrigeons bien certaines erreurs, mais également nous reprocher de ne pas avoir corrigé plusieurs «fausses informations» épinglées... par NewsGuard. Et de sauter à la conclusion : «NewsGuard estime que le site ne répond pas au critère relatif à la correction efficace des erreurs.» La boucle est bouclée !
Ne souhaitant pas laisser la lutte contre la désinformation et pour la transparence entre les mains de piètres représentants, RT France reproduit ci-dessous les questions adressées par NewsGuard, assorties de nos réponses. Fort de son esprit critique, le lecteur s'en fera son propre avis.
NewsGuard (NG) : Les mentions légales indiquent que le site est édité par SAS RT France et hébergé par ANO TV-Novosti. Le site ne précise pourtant pas qu'ANO TV-Novosti est aussi le propriétaire de RT France et qu'elle appartient à l'Etat russe. Avez-vous des commentaires à ce sujet ?
RT France : La rédaction de nos mentions légales est conforme à ce qu'impose la loi française, à savoir indiquer qui sont l’éditeur et l’hébergeur du site, mais n'a pas vocation à spécifier notre financement. Le groupe France Médias Monde, qui comprend notamment France 24, classée en vert par votre outil, n’indique pas non plus quel est son financement dans ses mentions légales, pas davantage que France Télévisions.
Notre source de financement est par ailleurs totalement publique : il suffit par exemple de se référer à la convention conclue avec le CSA qui indique que 100% du capital de RT France est détenu par ANO TV Novosti.
NG : Nous avons remarqué que les articles écrits par vos journalistes ne sont habituellement pas signés. Le site ne publie pas d’informations biographiques ni ne donne de contacts pour les membres de la rédaction. Avez-vous des commentaires sur cette pratique ?
RT France : Tous les articles publiés sur notre site sont rédigés par les journalistes de la rédaction de RT France, localisée à Boulogne-Billancourt, près de Paris. Comme c'est le cas dans d'autres médias, certains articles sont signés par les journalistes, d’autres non. Il arrive par exemple que certaines productions soient le fruit d'un travail collectif, dans quel cas ils ne sont pas toujours signés.
Par ailleurs, signer l’ensemble des contenus produits et publiés n'est aucunement une obligation en France et dans le paysage international, certains médias choisissent de ne pas signer leur contenu dans l'idée d'instaurer une politique de solidarité de la rédaction. C'est notamment le cas de The Economist... qui figure pourtant en vert dans votre classement.
NG : Nous avons remarqué que la ligne éditoriale du site reflète généralement les points de vue du gouvernement russe. Est-ce que vous décrivez ce positionnement quelque part sur le site ?
RT France : Nous ne sommes absolument pas d’accord avec cette déclaration et votre question en dit long sur les préjugés de NewsGuard à notre égard... Toutes les décisions éditoriales sont prises en toute indépendance, en France au siège de RT France, et notre rédaction est composée de journalistes français, disposant d'une carte de presse française.
Lorsque l'information nous paraît pertinente, RT France relaye les points de vue officiels du gouvernement russe, aussi bien que ceux des autres acteurs, gouvernementaux ou non, concernés. C’est la démarche même du journalisme que de donner les faits et de communiquer les différents points de vue...
Qui plus est, nous disposons, en plus des engagements pris dans le cadre de la convention signée avec le CSA, d'une Charte de déontologie applicable à l'ensemble des journalistes et des collaborateurs assurant la ligne éditoriale au sein de la rédaction, qui reprend les principes de la Charte de déontologie de Munich, référence européenne en matière de journalisme.
NG : Nous avons trouvé plusieurs articles sur le site qui, d'après nous, relaient des allégations fausses ou trompeuses. Par exemple, l'article Plus de décès parmi les vaccinés au Pfizer qu'à l'AstraZeneca, selon les concepteurs du Spoutnik V affirme que «la proportion de décès chez les personnes ayant reçu au moins une injection du vaccin Pfizer serait plus importante que chez celles ayant reçu au moins une dose du vaccin d'AstraZeneca : c'est ce qu'affirment les créateurs du vaccin russe Spoutnik V». Cependant l'Agence européenne des médicaments et le CDC n'ont constaté aucun décès directement lié au vaccin Pfizer-BioNTech. Avez-vous un commentaire sur cet article ?
RT France : Votre question, qui se base sur un constat faux, démontre un manque de rigueur particulièrement étonnant de votre part ! En réalité, à aucun moment il n’est fait mention dans l’article de «décès directement lié au vaccin Pfizer-BioNTech».
En réalité, dès le premier paragraphe du texte, il est précisé très clairement : «Le 23 avril, l'équipe de chercheurs à l'origine du Spoutnik V a indiqué avoir réalisé une étude dont l'une des conclusions est la suivante : il y a en moyenne plus de décès (quelle qu'en soit la nature) chez les personnes ayant reçu au moins une dose du vaccin contre le Covid-19 de Pfizer/BioNTech que chez celles qui ont reçu au moins une injection de la formule d'AstraZeneca»
Notre article précise par ailleurs que l'étude prend en compte tous les décès signalés après les vaccinations et qu'aucun lien clair entre ces décès et les différentes vaccinations n'a été établi à ce jour.
NG : L'article Paris : manifestation au Trocadéro contre le pass sanitaire mis en place par le gouvernement, publié le mois dernier, contient une vidéo dans laquelle Jean-Marie Bigard déclare : «Ça m'énerve qu'on administre à des gens un vaccin bidouillé que même le patron de Pfizer refuse de s'inoculer, c'est quand même un signe !». Sur le plateau de RT France, une présentatrice affirme ensuite que «le patron de Pfizer n’a pas refusé de se faire inoculer le vaccin. Il n'est toujours pas en effet vacciné mais manifestement il attend son tour». Pourtant de nombreux médias, dont l'AFP, ont rapporté qu'Albert Bourla est vacciné depuis mars 2021. Avez-vous des commentaires sur cette vidéo ?
RT France : Réagissant à chaud dans les conditions du direct, notre présentatrice a très clairement contredit l'affirmation erronée faite par Jean-Marie Bigard, qui avançait que le dirigeant de Pfizer refusait de se faire vacciner. Si notre journaliste n'avait pas connaissance, dans ces conditions, de tous les éléments - et notamment du fait qu'Albert Bourla avait bien reçu ses deux doses - elle n'a fait que son travail : rectifier une fausse information. Nous avons par ailleurs précisé sous la vidéo disponible sur la plateforme vidéo YouTube et sur Facebook, que le dirigeant de Pfizer s'était bel et bien fait vacciner.
Précisons également que lors de cette séquence, notre reporter a, pendant et après l’interview de Jean-Marie Bigard, apporté la contradiction aux propos de l’humoriste, que ce soit sur la sûreté ou les tests des vaccins.
NG : De nombreux articles publiés en 2018 et 2019 par RT France relaient la position russe selon laquelle le régime syrien n’a pas utilisé d’armes chimiques en 2018 contre son peuple, et que d’autres gouvernements planifient des attaques orchestrées (e.g. Pour Moscou, les renseignements français prépareraient une provocation à l'arme chimique en Syrie et Les Etats-Unis promettent à Damas une réponse "plus forte" en cas d'attaque chimique). Ces affirmations ont été contredites par des témoignages sur place, des photos, et des vidéos de victimes, mais aussi par des rapports de l’ONU et des autorités françaises. Avez-vous des commentaires sur ces articles ?
RT France : Notre couverture du conflit en Syrie s'est distinguée par l'équilibre des points de vue, sans prendre parti et en donnant la parole à toutes les entités impliquées. RT France a ainsi recueilli les opinions, non seulement de civils syriens, mais aussi le point de vue de l’UE, des Etats-Unis, de la Russie, du gouvernement syrien, d’ONG, d’Emmanuel Macron etc. Tous les points de vue et les désaccords entre les différentes parties prenantes ont été proposés. Cette politique éditoriale s’est appliquée, comme pour tous les sujets, à la question des attaques chimiques en Syrie.
Concernant plus spécifiquement le sujet de la provocation à l’arme chimique que vous évoquez, RT France avait relayé la parole du ministère de la Défense russe et plus particulièrement d'un officiel russe, le général Victor Kouptchichine, chef du Centre russe pour la réconciliation des parties en conflit en Syrie. Celui-ci avait soutenu que des représentants des services secrets français et belges auraient participé, avec des groupes terroristes, à la préparation d'une provocation à l'arme chimique en Syrie, dans le but de piéger Moscou et Damas. Notre média s'est attaché à présenter le point de vue des différentes parties dans notre traitement de cette information. Après les propos du général russe, cités par RT France, nous avons également rapporté les positions des diplomaties française et belge, qui ont démenti formellement toute implication de leurs services.
Le CSA, qui nous a interrogé à ce sujet, a lui-même décidé de ne pas prononcer de sanction à l'encontre de notre média. En effet, l’information qui était donnée était que «selon» cette source officielle, les renseignements français prépareraient une provocation à l'arme chimique en Syrie. Le sanctionner reviendrait à ne plus pouvoir citer les sources officielles. Les journalistes de RT France ont fait leur travail de manière professionnelle dès lors que la source était rappelée, que le conditionnel était employé et que les points de vue contradictoires ont été rapportés.
NG : De multiples vidéos et articles publiés sur RT France relaient la position russe dans l’affaire de l’ancien espion russe Sergei Skripal en Angleterre, selon laquelle son empoisonnement en mars 2018 n’est pas le fait d’agents militaires russes mais serait en fait une «opération sous faux drapeau», orchestrée par le Royaume-Uni (e.g. Affaire Skripal : une énigme toujours sans réponse, mais des effets géopolitiques bien réels et Affaire Skripal : Moscou met directement en cause le gouvernement britannique). Pourtant la justice britannique a inculpé deux hommes soupçonnés d'être des agents militaires russes, pour l'empoisonnement de Sergei Skripal. Avez-vous des commentaires sur ces articles ?
RT France : Tout d'abord, la position des autorités russes n'est pas aussi catégorique dans cette affaire. Si la porte-parole de la diplomatie russe Maria Zakharova a en effet jugé qu'il n'était «pas improbable» que «des officiels britanniques, y compris les services secrets, soient impliqués dans la provocation de Salisbury», Moscou pointe surtout du doigt le manque de preuves apportées par Londres.
Nous en revenons là encore à la diversité des points de vue présentés qui est, que cela vous plaise ou non, la marque de fabrique de RT France. D’abord nous énonçons des faits, vérifiés, puis nous donnons les avis de toutes les parties prenantes. Pour prendre l'exemple que vous évoquez, RT France a relayé les accusations du gouvernement britannique, mais aussi d’autres pays, à l’encontre de la Russie, ainsi que les réponses apportées par la diplomatie russe.