La Turquie, un allié encombrant mais indispensable pour l'OTAN ?
En raison de sa puissance militaire et de sa position stratégique, la Turquie peut-elle tout se permettre avec ses alliés de l'OTAN ? La crainte de froisser un allié si stratégique pousserait-elle l'OTAN à la «bienveillance» envers Ankara ?
Guerre en Lybie et en Syrie, crise migratoire, affrontements avec les Kurdes, achats d'armements russes, tensions avec la France et la Grèce en Méditerranée orientale, principal soutien de l'Azerbaïdjan dans le conflit au Haut-Karabagh... La Turquie semble être un allié encombrant mais indispensable pour l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN).
La Turquie, un allié qui met a rude épreuve la cohésion politique de l'OTAN
Depuis des mois, la Turquie s'est mise à dos plusieurs de ses alliés européens membres de l'OTAN, dont la France, sans pour autant avoir été rappelée à l'ordre ni même inquiétée par l'Alliance atlantique, mettant à rude épreuve la cohésion politique de cette dernière.
Lors d'une réunion de l'Alliance le 17 juin, la France avait dénoncé une manœuvre «extrêmement agressive», selon les termes du ministère français des Armées, de la part de frégates turques envers un navire français participant à une mission de l'OTAN en Méditerranée.
Selon le récit de l'incident donné par Paris, alors que la frégate française cherchait à identifier un cargo soupçonné de transporter des armes vers la Libye, «les frégates turques sont intervenues et ont illuminé le Courbet [nom d'une frégate française] à trois reprises avec leur radar de conduite de tir», ce qui constitue «un acte extrêmement agressif».
Saisi par la représentation permanente française de l'OTAN, le secrétaire général de l'organisation, Jens Stoltenberg, a tout d'abord tenté de minimiser l'incident, évoquant alors un «désaccord entre alliés». Seuls huit pays, tous européens, sur les 30 membres de l'OTAN, ont appuyé la France dans sa démarche. Ce n'est qu'à l'issue d'une réunion des ministres de la Défense de l'Alliance que le secrétaire général de l'OTAN a promis, le 18 juin, d'«enquêter afin de clarifier la situation et faire toute la lumière» sur l'incident survenu en Méditerranée orientale.
Il y a peut-être une certaine habitude de nonchalance par rapport aux écarts de conduite de la Turquie
«Le rapport de l'OTAN dit de manière claire que, eu égard aux éléments dont elle dispose, l'organisation n'est pas en mesure d'établir une responsabilité dans cette affaire», a assuré une source diplomatique turque, citée par Le Point, dans un article paru le 17 juillet. «Lorsque notre ambassade écrit que le rapport n'a pas établi les faits, c'est peut-être que l'OTAN a hésité à conduire une enquête d'une manière claire alors que tous les éléments factuels étaient rapportés», a déclaré de son côté une source au ministère français des Armées, cité par Le Point avant d'ajouter : «Il y a peut-être une certaine habitude de nonchalance par rapport aux écarts de conduite de la Turquie.» Par ailleurs, l'Alliance atlantique ne prévoit aucun mécanisme de sanction ou d'exclusion contre ses Etats membres.
Imaginez l'OTAN sans la Turquie ! Vous n'aurez plus d'OTAN !
«Imaginez l'OTAN sans la Turquie ! Vous n'aurez plus d'OTAN ! Il n'y aura plus d'OTAN sans la Turquie ! Vous ne saurez pas traiter l'Iran, l'Irak, la Syrie, la Méditerranée au sud, le Caucase, la Libye, l'Egypte», avait lancé le 1er juillet l'ambassadeur de Turquie en France, Ismail Hakki Musa, devant la Commission des Affaires étrangères et de la Défense du Sénat, après avoir été interpellé sur «l'impérialisme turc» et la mise «en péril» de la présence turque dans l'Alliance atlantique.
La Turquie, «poids lourd stratégique, situé au carrefour entre l'Europe, l'Asie et le Moyen-Orient»
Cet «épisode illustre le statut d'Etat intouchable dont bénéficie la Turquie au sein de l'Alliance de l'Atlantique nord», a estimé Le Point. «En dépit de ces incartades, la grande majorité des 30 pays membres de [l'OTAN], les Etats-Unis en tête, ont longtemps eu tendance à ménager la Turquie, un poids lourd stratégique, situé au carrefour entre l'Europe, l'Asie et le Moyen-Orient», a estimé de son côté La Croix, dans un article publié le 9 septembre.
Les Turcs bénéficient d'une forme de bienveillance, en raison de leur statut privilégié de pays assurant la défense du flanc sud de l'OTAN, une organisation très marquée par l'ADN de la guerre froide
«Les Turcs bénéficient d'une forme de bienveillance, en raison de leur statut privilégié de pays assurant la défense du flanc sud de l'OTAN, une organisation très marquée par l'ADN de la guerre froide», a analysé un diplomate européen, cité par La Croix.
L'une des raisons de cette «bienveillance» de l'Alliance à l'égard d'Ankara repose sur les contingents turcs au sein de l'organisation atlantique. En effet, la Turquie dispose de la seconde armée de la structure militaire par son nombre de soldats, derrière les Etats-Unis.
Par ailleurs, la Turquie abrite la base d'Incirlik (au sud-est du pays), indispensable à l'organisation des opérations de l'Alliance au Proche-Orient, faisant de la Turquie le «pilier oriental» de l'Alliance. «Le Pentagone entend notamment préserver le maintien de sa base aérienne d'Incirlik [...] avec son contingent de 5 000 hommes et des armes nucléaires tactiques», souligne La Croix. Washington tient en outre à assurer «l'accès à l'espace aérien turc pour ses avions, sans oublier des relations encore plus tendues avec le monde musulman où la Turquie sait souvent faire entendre sa voix», a fait savoir à RT France le chercheur au sein de l'Institut Prospective et sécurité en Europe (IPSE), Pierre Berthelot.
La Turquie n'a d'ailleurs pas hésité à agiter la menace de la fermeture des bases militaires de l'OTAN, notamment en décembre 2019, lorsque les relations entre Ankara et Washington se sont tendues sur la question de l'acquisition par le pays de systèmes de défense antiaérienne russes S-400.
«Le souci avec l'OTAN est qu'il s'agit d'une machine américaine qui a pour habitude de mettre tous les problèmes sous le tapis, afin de ne pas perdre l'allié turc», a déploré quant à elle une source diplomatique française citée par Le Point.
Enfin, écarter la Turquie de l'OTAN la pousserait à se tourner vers l'Est et à se rapprocher de la Russie et de la Chine, notamment au sein de l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS) ou de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), qui assurent toutes deux une coopération sécuritaire et militaire des Etats membres.
Ainsi, sa puissance militaire, sa géographie stratégique et la crainte d'une perte d'influence majeure dans la région si stratégique du Moyen-Orient, semblent assurer à la Turquie un soutien durable de la part de l'OTAN.
Alexandre Job