Souvent considéré par le prisme médiatique comme le Donald Trump d'Amérique latine, Jair Bolsonaro, président du Brésil, est connu dans le monde entier notamment pour ses positions tranchées, ses alliances aventureuses et ses propos parfois grossiers. Le chef d'Etat brésilien, à la tête de la huitième puissance mondiale en pleine crise, délaisse pour sa politique extérieure le multilatéralisme et l'intégration latino-américaine, au profit d'un alignement sur l'unilatéralisme de Washington – une ligne annoncée lors de sa campagne présidentielle.
Dans une tribune, dont la version originale en portugais a été publiée le 8 mai dans le quotidien brésilien Folha de S. Paulo, l'ancien président du Brésil, Fernando Henrique Cardoso, ainsi que plusieurs anciens ministres des Affaires étrangères, de divers bords politiques, et hauts diplomates brésiliens ont mis de côté leurs «opinions politiques distinctes» pour exprimer leur «préoccupation quant à la manière dont la politique étrangère du pays a systématiquement violé les principes directeurs des relations internationales du Brésil».
Les cosignataires de la tribune attaquent, sabre au clair, la diplomatie brésilienne sous l'ère Bolsonaro, tant d'un point de vue de sa légalité que des stratégies internationales mettant, selon eux, à mal les intérêts nationaux, aussi bien diplomatiques que commerciaux.
«Une diplomatie idéologisée et de servitude volontaire à l’égard des Etats-Unis»
Rompant avec les années 2003-2016, où le Parti des travailleurs (PT, centre-gauche) était au pouvoir – avec les présidences successives de Luiz Inácio Lula da Silva (2003 à 2011) puis de Dilma Rousseff (2011 à 2016) – «le programme du candidat Bolsonaro affichait le choix préférentiel d’un monde libre et biblique, axé sur les Etats-Unis, Israël et les dragons asiatiques [Corée du Sud, Hong Kong, Singapour et Taïwan]», rappelle Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), dans une étude publiée le 4 février 2020.
Contacté par RT France, Christophe Ventura, directeur de recherche à l'IRIS, constate que la politique extérieure du chef d'Etat brésilien «vise à satisfaire les intérêts ou les positions des acteurs-clé qui constituent l’alliance qui l’a amené au pouvoir, à savoir l’agro-business et les églises évangéliques. L'autre caractéristique de la politique étrangère brésilienne est bien évidemment l’influence des militaires, notamment sur les choix d’alignement de Bolsonaro vers Washington».
«L’Alliance avec le Saint des Saints, les Etats-Unis de Donald Trump, a été très vite confirmée, en paroles comme en actes. L’alignement diplomatique a été inconditionnel», souligne Jean-Jacques Kourliandsky. Et de démontrer : «Le Brésil, pour la première fois de son histoire aux Nations unies, a voté contre la résolution condamnant l’embargo infligé à Cuba par les Etats-Unis. Le Brésil a voté contre toutes les résolutions critiques à l’égard de l’Etat israélien. Le Brésil s’est associé à la politique de rupture avec l’Iran prônée par les Etats-Unis de Donald Trump.»
Toutefois, la «diplomatie idéologisée et de servitude volontaire à l’égard des Etats-Unis a très vite montré ses limites», considère Jean-Jacques Kourliandsky. Il explique : «Parmi les principaux partenaires du commerce extérieur brésilien, on trouve en effet la Chine communiste, les pays du Coran et l'Argentine redevenue péroniste. Les acteurs économiques brésiliens ont assez vite signalé que les bavardages religieux aux relents de guerre froide étaient réservés à la consommation intérieure. Et qu'il fallait retrouver un comportement réaliste en matière de politique étrangère. L’ambassade du Brésil en Israël est donc toujours à Tel-Aviv [alors qu'il voulait la déplacer à Jérusalem]. Le Brésil a accueilli la Chine à Brasilia pour un sommet des BRICS [Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud]. Jair Bolsonaro a accepté de se rendre en Inde les 26 à 28 janvier 2020 pour renforcer les liens mis en place par l’administration Lula. Le ministre des Affaires étrangères [Ernesto Araújo] a retrouvé le chemin de l’Afrique, qui avait pris une place notable, diplomatiquement comme commercialement, dans les années 2006-2016.»
Une trahison des grands principes de la politique étrangère brésilienne ?
En désaccord avec l'alignement de Brasilia sur Washington, les auteurs de la tribune mettent en exergue plusieurs principes fondamentaux de la Constitution brésilienne, adoptée en 1988 après deux décennies de dictature militaire (1964-1985), qui rendraient illégaux, sinon illégitimes et immoraux, les choix de politiques étrangères du chef d'Etat brésilien. De fait, la Constitution stipule que le Brésil «est régi dans ses relations internationales par les principes suivants» : «l'indépendance nationale», le «respect des droits de l'Homme», «l'autodétermination des peuples», la «non-intervention», l'«égalité entre Etats», la «défense de la paix», la «résolution pacifique des conflits», la «répudiation du terrorisme et du racisme», la «coopération entre les peuples pour le progrès de l'humanité» et l'«octroi de l'asile politique».
Ainsi, estiment les anciens ministres et hauts diplomates : «La comparaison des principes de la Constitution brésilienne avec les actions du gouvernement [de Bolsonaro] dans le domaine de la politique étrangère révèle que ces-dernières contredisent les premiers dans le texte et l’esprit.»
«La véritable indépendance nationale [du Brésil] ne peut être conciliée avec la subordination à un gouvernement étranger [en l'occurence les Etats-Unis] dont la stratégie politique explicite est de promouvoir son propre intérêt avant toute autre considération. Un gouvernement qui se déclare comme allié indéfectible de ce pays renonce à sa propre indépendance», jugent-ils.
En plus de contrevenir à la Constitution fédérale, la politique étrangère actuellement menée par Brasilia a engendré «de graves conséquences financières pour le pays, tels que l'effondrement de la crédibilité externe, la perte de marchés et la fuite de capitaux», considèrent les cosignataires de la tribune.
«En outre, [la diplomatie de Jair Bolsonaro] s'écarte du principe universaliste de la politique étrangère brésilienne et de sa capacité à ouvrir le dialogue et à construire des ponts avec différents pays, développés et en développement», selon les anciens hauts diplomates. Et d'ajouter : «Ce faisant, l'administration actuelle adopte un programme qui menace d'entraîner le Brésil dans des conflits contre des nations avec lesquelles [Brasilia entretient] des relations d'amitié et d'intérêt mutuel».
Du multilatéralisme à l'alignement sur Washington ?
«En Amérique latine, la nation [brésilienne] est passée d'un défenseur de l'intégration régionale [Lula] à un partisan des aventures interventionnistes [Bolsonaro], laissant la place à des pouvoirs extra-régionaux», regrettent les auteurs de la tribune.
«En matière de politique étrangère latino-américaine, le Brésil de Bolsonaro est toujours moins préoccupé par l'intégration régionale latino-américaine, toujours moins intéressé par l'Amérique latine au profit de relations plus privilégiées avec les Etats-Unis», analyse Christophe Ventura. Et de poursuivre : «Le Brésil est en retrait de toutes les initiatives visant à l'intégration régionale. Brasilia s'est même retirée de l'Union des nations sud-américaines (Unasur) et de la Communauté d'Etats latino-américains et caraïbes (Celac) présidée par le Mexique, l'autre puissance régionale. C'est un retrait et un désintérêt envers l'Amérique latine au profit de l'unilatéralisme axé sur Washington.»
De plus, Jair Bolsonaro avait annoncé, le 4 janvier 2019, soit trois jours après son investiture à la présidence, le retrait du Brésil du Pacte de Marrakech sur les migrations internationales et le refus d'organiser la COP 25, qui devait se dérouler en 2019 sur le sol brésilien.
«Admiré dans le domaine de l'écologie depuis Rio-92 et longtemps considéré comme un leader du développement durable, le Brésil figure désormais comme une menace pour lui-même et pour les autres en raison de la destruction continue de l'Amazonie et de l'aggravation du réchauffement climatique», s'inquiètent les anciens hauts diplomates. «La diplomatie brésilienne, traditionnellement reconnue comme une force pour sa modération et son équilibre au service de la recherche d'un consensus, est devenue un acteur subordonné à un unilatéralisme agressif et dangereux», continuent-ils.
Bolsonaro «participe de façon active à tout ce qui pourrait déstabiliser Nicolas Maduro»
La soumission de Brasilia envers Washington ne se limiterait pas à suivre aveuglément les positions américaines sur les autres continents, notamment pour ce qui concerne Israël, Cuba ou l'Iran. Jair Bolsonaro soutient également, en partie du moins, la ligne américaine agressive vis-à-vis du gouvernement vénézuélien.
«[Le Brésil a] renoncé à défendre [ses] intérêts [...]en décidant de retirer tout le personnel diplomatique et consulaire brésilien du pays voisin, le Venezuela, pour des raisons purement idéologiques, laissant derrière lui des ressortissants brésiliens sans défense», expriment les anciens responsables.
«Sur le dossier vénézuélien, le Brésil épouse les positions et intérêts de Washington. Avec un bémol tout de même : le Brésil n’est pas en faveur d’une intervention militaire au Venezuela, parce que les militaires brésiliens craignent qu'une intervention militaire ne transforme le Venezuela en une Syrie latino-américaine», précise Christophe Ventura. «Ils anticipent déjà les flux des millions de migrants vénézuéliens qui pourraient quitter leur pays vers d’autres pays latino-américains, à commencer par le Brésil, en cas d'intervention militaire», selon le directeur de recherche de l'IRIS.
Néanmoins, Jair Bolsonaro «participe de façon active à tout ce qui pourrait déstabiliser Nicolas Maduro au Venezuela, au sein du Groupe de Lima, comme de l'OEA [Organisation des Etats américains], du Tiar [Traité interaméricain d'assistance réciproque] et du Prosur [Forum pour le progrès et le développement de l'Amérique du Sud]», précise Jean-Jacques Kourliandsky.
Une rhétorique patriotique malgré tout
Comment évoquer la diplomatie brésilienne sans mentionner la rhétorique tranchante de Jair Bolsonaro, qui se rapproche à bien des égards de celle employée par Donald Trump, par son impulsivité voire son agressivité ?
Le chef d'Etat, que la presse en France classe généralement à l'extrême droite, s'est affranchi jusqu'à la grossièreté des codes internationaux de bonne conduite, autour de deux grands thèmes : la souveraineté du Brésil sur l'Amazonie et les droits de l'Homme. En effet, le locataire du palais de l'Aurore a offensé ou insulté des personnalités publiques de l'ONU, de l'Allemagne, de pays scandinaves et de la France, après qu'Emmanuel Macron a critiqué la gestion brésilienne des incendies en Amazonie.
En Europe occidentale, le Brésil se met à dos «d'importants partenaires, comme la France et l'Allemagne, dans pratiquement tous les domaines», s'alarment les auteurs de la tribune. «Les actions anti-diplomatiques éloignent le Brésil de ses objectifs stratégiques en aliénant les nations qui sont essentielles à la mise en œuvre du programme économique du gouvernement», ajoutent-ils.
Un nationalisme de circonstance, à la tête du client
«Faute de pouvoir, ou vouloir, mettre en place une variante des régimes totalitaires fascisants, Jair Bolsonaro et ses équipes, se réfèrent à un nationalisme de circonstance, à la tête du client. La relation avec l’Inde, construite par Lula, relèverait d’un nationalisme partagé par les deux gouvernements et mutuellement profitable. [Alors que] les agressions verbales à l’égard de la France, de son président et de son épouse, relèveraient d’un nationalisme patriotique, le chef de l’Etat français ayant agressé verbalement son homologue sans prendre de gants diplomatiques. En revanche, Bolsonaro met son nationalisme dans sa poche, lorsqu'il s’agit des Etats-Unis, quels que soient les commentaires et décisions de Donald Trump», analyse Jean-Jacques Kourliandsky.
Par ailleurs, soulignent les anciens hauts diplomates : «La grave crise sanitaire provoquée par le coronavirus a [...] révélé l'inefficacité de l'actuel ministère des Affaires étrangères et de son rôle contre-productif pour aider la nation à accéder aux produits et équipements médicaux. Le sectarisme, alimentant des attaques par ailleurs inexplicables contre la Chine et l'Organisation mondiale de la santé [à l'instar de Donald Trump], couplé au manque de respect pour la science et à l'insensibilité aux vies humaines démontrée par le président, a fait du gouvernement un objet de dérision et de dégoût internationaux.»
Une diplomatie se résumant à «défaire l'existant, jugé idéologique et communiste»
«D'ores et déjà, il est possible de tirer un premier bilan diplomatique de ces va-et-vient chaotiques. Le Brésil avait acquis une respectabilité internationale inédite entre 2003 et 2016. Il le devait sans doute à des circonstances économiques favorables. Mais aussi à la définition d’une politique extérieure soucieuse de l'intérêt national, mais coopérative, articulée sur de nombreuses initiatives inventées et portées par une équipe d’exception, le président Lula da Silva, le ministre des Affaires étrangères, Celso Amorim [l'un des auteurs de la tribune], et le Conseiller diplomatique, Marco Aurelio García», explique Jean-Jacques Kourliandsky.
Et de poursuivre : «Jair Bolsonaro avait déclaré le 18 mars 2019, à Washington, que la priorité des priorités était non pas de construire, mais de défaire l’existant, jugé idéologique et communiste. Cette entreprise de démolition a été entreprise dès le [premier] janvier 2019. Pour le plus grand bien de qui ? Ni du Brésil, relégué dans les cercles inférieurs de l'influence internationale, ni même de Jair Bolsonaro, que personne ne prend au sérieux dans les enceintes internationales. Au point qu'il a[vait] décidé en 2020 de ne pas assister au Forum de Davos».
Celso Lafer, ancien ministre des Affaires étrangères et cosignataire de la tribune, «a dans un petit opuscule défini de la façon suivante ce que doit être la politique extérieure d'un pays : elle doit "traduire les nécessités internes en possibilités externes pour élargir le pouvoir de contrôle d'une société sur son destin"», poursuit le chercheur associé à l'IRIS. Et de questionner : «Mais à qui donc au Brésil, saint Jean et Donald Trump, référents extérieurs de Jair Bolsonaro, ont-ils donc permis "d’élargir le pouvoir de contrôle d'une société sur son destin ?»
Alexandre Job