International

BARKHANE : STOP OU ENCORE ? La nouvelle task force Takuba : chant du cygne ou renouveau ?

Après six années de guerre pour la sécurité et contre le djihadisme au Sahel sur invitation des autorités maliennes, la France lance la task force Takuba à l'été 2020. Mais pour quel objectif ? Et pour combien de temps ?

Le 1er mai, le brigadier Dmytro Martynyouk de la légion étrangère française a succombé des suites de blessures infligées le 23 avril au Mali par l’explosion d'un engin explosif improvisé au passage du camion-citerne à bord duquel il circulait. Quatre jours plus tard, l'état-major des armées annonçait le décès du légionnaire de 1ère classe, Kévin Clément, 21 ans, mort au combat dans une opération de ratissage, dans le secteur du Liptako malien.

Ces deux effectifs du même régiment, engagés dans la mission Barkhane, sont morts pour la France au Sahel, comme dans un jeu de miroir, un peu moins d'un an jour pour jour après l'hommage présidentiel rendu dans la cour des Invalides aux deux membres du commando de marine Hubert en mai 2019 : les maîtres Alain Bertoncello et Cédric de Pierrepont. Ces deux soldats d'élite, également engagés au Sahel au sein de la force Barkhane, étaient tombés au cours d'une opération de libération d'otages au Burkina Faso.

Le nombre de soldats français morts au Sahel depuis 2013 s'élève à présent à 43, un chiffre qui avait fait un bond le 25 novembre 2019, lorsque 13 militaires français avaient perdu la vie au Mali dans une collision entre deux hélicoptères.

Comment l'engagement français a-t-il évolué sur le terrain en un an ? Qu'est-ce-que la nouvelle «task force Takuba» ? Pourquoi la France concentre-t-elle ses efforts dans le secteur dit des «trois frontières» ? L'armée française peut-elle quitter le Sahel dans un avenir proche ? Si elle reste, quel est l'équilibre entre le coût humain et le bénéfice stratégique pour l'avenir ? Autant de questions que la rédaction de RT France a adressées à des experts pour tenter de faire le point sur Barkhane, cette opération antiterroriste initiée sous François Hollande et qui a déjà duré six ans.

G5 et Etats-Unis... pas assez motivés au goût de la France ?

Au tournant de l'hiver, le 13 janvier 2020, Emmanuel Macron a reçu à Pau les délégations des pays du G5 Sahel pour remotiver l'engagement des pays participants à la sécurisation de cette région du monde grande comme l'Europe. Le président avait prévenu début décembre 2019 : «Nous devons à très court terme reclarifier le cadre et les conditions politiques de notre intervention au Sahel avec les cinq Etats africains membres du G5 Sahel [Mali, Burkina, Niger, Tchad, Mauritanie]. J’attends d’eux qu’ils clarifient et formalisent leurs demandes à l’égard de la France et de la communauté internationale. Souhaitent-ils notre présence ? Ont-ils besoin de nous ? Je veux des réponses claires et assumées sur ces questions.»

Un ton qui ne souffrait aucune ambiguïté diplomatique : une implication plus forte des acteurs locaux était attendue, faute de quoi, la France pourrait commencer à compter ses options et éventuellement envisager de quitter la bande sahélienne.

A la fin de ce même mois de janvier 2020, le ministre des Armées, Florence Parly et le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, ont à leur tour sollicité un renouvellement d'engagement d'un autre allié de Paris en Afrique, à savoir l'armée américaine qui avait laissé entendre en décembre 2019 qu'elle pourrait progressivement réduire sa voilure sur le continent.

La mission américaine Africom déployait alors quelque 7 000 militaires des forces spéciales à travers l'Afrique, selon un principe de rotation, pour lutter contre le djihadisme, notamment en Somalie. Mais ce sont prioritairement les effectifs stationnés au Niger, au Tchad et au Mali que l'administration Trump menaçait de retirer, à la fin du mois de janvier.

Mauvais augure pour l'armée française qui a fondé une bonne partie de sa stratégie aérienne sur l'emploi de drones armés Reaper de confection américaine (par le géant General Atomics précisément) : Donald Trump aurait même envisagé, selon les informations de L'Humanité de fermer une base de drones nouvellement inaugurée au Niger.

Le Drian : «Nous espérons qu'ils seront suffisamment lucides»

Ainsi le patron du quai d'Orsay a-t-il déclaré le 27 janvier lors de ses vœux à la presse : «Nous espérons qu'ils [les Etats-Unis] prendront conscience que l'enjeu du terrorisme se passe aussi là et seront suffisamment lucides pour garder ce partenariat.»

Florence Parly a également déclaré que le soutien des Etats-Unis apporté aux soldats de l'opération Barkhane était «essentiel», et a précisé qu'une réduction du soutien américain «limiterait gravement» l'efficacité des efforts français contre le terrorisme au Sahel.

L'issue de ces deux fronts diplomatiques menés par la France a-t-elle été favorable ? En tout état de cause, peut-être la menace du retrait a-t-elle mieux porté auprès des Etats locaux, concernés au premier chef par un éventuel désengagement français, que les demandes du quai d'Orsay et de l'hôtel de Brienne auprès des homologues américains. Le signal du retrait a donc bien été lancé... même si Florence Parly a assuré au journal Sud-Ouest, le 24 avril, que les Etats-Unis et le Royaume-Uni avaient renouvelé leur engagement qui devait initialement prendre fin à l'été 2020 : «Le Royaume-Uni a décidé de maintenir ses hélicoptères Chinook sur place. Quant aux Etats-Unis, ils ont différé leur décision de désengagement. Leurs moyens sont toujours en place.»

Toutefois, selon l'ancien conseiller en relations internationales aux ministères de la Défense et de l'Intérieur Alain Corvez interrogé par RT France, les Etats-Unis ne maintiendront pas leur soutien indéfiniment. «Donald Trump a annoncé qu'il diminuait fortement les crédits militaires pour l'Afrique. S’il n’y a plus la ligne budgétaire, c’est qu’ils ne resteront pas», estime-t-il.

Task force Takuba : la France, fer de lance antiterroriste

Anticipant peut-être un futur retrait américain, la France avait d'ailleurs décidé début février, dans la foulée de ses échanges avec Washington, de faire passer sa mission antiterroriste de 4 500 à 5 100 hommes. Florence Parly avait accompagné cette annonce d'une destination géographique pour ces renforts : la région dite des trois frontières, aux confins du Mali, du Niger et du Burkina Faso. Cette annonce a bientôt été suivie d'une autre : le lancement de la task force Takuba.

Contacté par RT France, l'ancien général d'armée deux étoiles, François Chauvancy, précise qu'une task force est constituée avec un objectif de moyen terme qui se compte en mois et que sa création, au-delà de l'aspect diplomatique et des objectifs opérationnels, peut aussi répondre à des impératifs météorologiques ou climatiques, ou encore à de nouvelles opportunités de renseignement, par exemple.

La zone géographique est le Liptako malien, où opèrent des groupes considérés comme djihadistes, et la donnée temporelle a été fixée pour l'été 2020. La task force Takuba est soutenue par 11 pays européens, dont le Royaume-Uni, sur le papier, mais en réalité, seulement six ont annoncé une contribution en personnel : la France, bien entendu, puisqu'elle commande cette force, mais également, la Belgique, le Danemark, l'Estonie, les Pays-Bas et le Portugal... La Norvège et l'Allemagne ont décliné, tandis que la Suède attend le feu vert de son Parlement.

Du point de vue diplomatique, Florence Parly a ressuscité l'idée d'une organisation de défense européenne en saluant sur Twitter : «Avec Takuba, les Européens montrent leur capacité à se mobiliser ensemble pour leur sécurité.»

On s'est aperçu qu'ils ne pouvaient pas faire face et que certaines oppositions locales n'allaient pas se régler toutes seules

Mais pour le conseiller en stratégie internationale Alain Corvez, les candidats ne se sont en réalité pas bousculés pour seconder les efforts nationaux : «Qui a répondu à l'appel ? Les Danois ! Les Estoniens ! Mais l'Europe ne fait pas grand-chose. Il est intéressant de noter que les Britanniques ont montré qu’ils étaient solidaires de la France, pour montrer qu'on peut compter sur la coopération avec eux, même s'ils quittent l'Union».

Pourquoi cette zone des trois frontières ? Interrogé par RT France au sujet de la présence de l'armée française dans la région, le général Chauvancy rappelle que la France avait comme objectif initial de «nettoyer et de stabiliser la région, avant de rendre les clefs du pays», le Mali... Mais cette promesse date de 2014, après les opérations Serval (2013-2014 au Mali) et Epervier (1986-2014 au Tchad). C'est pourquoi le militaire en retraite ajoute : «On s'est aperçu que les autorités maliennes ne pouvaient pas faire face sur place et que certaines oppositions locales n'allaient pas se régler toutes seules.» Les «oppositions» en question sont principalement à caractère géographiques et ethniques entre Touaregs, chrétiens animistes et Peuls, entre autres.

Le Mali est-il le «ventre mou» du Sahel ?

Par ailleurs, la zone des trois frontières fait figure de zone de commerce, de troc et de trafic (y compris d'êtres humains) où tout transite, notamment en direction de l'Europe au Nord, des stupéfiants aux migrants en passant par les armes. Aussi le général Chauvancy rappelle-t-il qu'à son sens, il faut à présent constater une «faillite» de l'Etat dans cette région du monde où Barkhane doit rester pour éviter la formation d'une poche djihadiste, avec notamment la constitution de camps d'entraînement.

Le général qui a lui-même combattu en Afrique prévient : «Si la France s'en va, tout recommencera comme en 2013 et nous devrons revenir pour affronter une guérilla contre le gouvernement malien... Alors il faut combattre les djihadistes au plus loin, c'est la stratégie française actuellement. Barkhane permet de gagner du temps en attendant que les gouvernement locaux reprennent ces territoires en main. Il ne faut pas l'oublier : la France n'a rien à gagner là-bas. Les soldats français ne constituent pas une force d'occupation dans cette zone, nous ne sommes pas présents au Mali pour étendre nos frontières !»

Le général deux étoiles rappelle aussi que c'est bien l'Etat malien qui a appelé la France à la rescousse et il souligne la solidité militaire de la Mauritanie, ainsi que la contribution importante du Tchad, tandis que le Niger doit démêler ses propres conflits.

Dans un épisode de son émission, La Source, consacré à Barkhane et diffusé le 29 février sur RT France, Alain Juillet, ancien haut responsable à l’intelligence économique, avait qualifié le Mali de «ventre mou» de la région. Il s'agit d'un avis que partagent l'ensemble des interlocuteurs interrogés par RT France pour cette enquête.

Interrogé par RT France à l'été 2019, l'analyste du renseignement Eric Denécé du centre français de recherche sur le renseignement (CF2R) avait par ailleurs estimé qu'une décennie supplémentaire pourrait être nécessaire à la mission Barkhane pour s'achever. Là encore, certains experts interrogés ces derniers jours n'ont pas semblé voir une issue plus proche à cette mission antiterroriste.

«La nature a horreur du vide»

François Chauvancy analyse : «Barkhane fait face à une guérilla, comme la guerre en Afghanistan, il s'agit d'une hydre : coupez une tête et sept repoussent.» Et de décrire le mécanisme qui se met traditionnellement en place en citant notamment Daesh en Syrie ou les Farc en Colombie : «La France ne veut pas de base arrière du djihadisme dans cette région. Dans un premier temps, une guérilla va infiltrer les institutions, puis s'emparer d'une zone géographique avant d'installer un Etat avec un monnaie, un impôt pour financer la guerre (en plus du trafic) et de mettre en place des camps d'entraînement. On veut empêcher l'installation permanente de cette force ennemie et on va la déloger par tous les moyens pour qu'elle comprenne qu'elle n'y a pas sa place. C'est une opération normale dans une lutte contre la guérilla.»

Certains experts contactés par RT France jugent aussi que la clef pour résoudre l'engagement français au Sahel contre le djihadisme se trouve peut-être dans cette fameuse zone du Liptako malien, mais à condition de résoudre les crises économiques, éducationnelles, ethniques, confessionnelles et donc sécuritaires de la région des trois frontières, car «la nature a horreur du vide», comme le souligne François Chauvancy.

Quelle que soit la décision de l'exécutif français concernant l'avenir de l'opération au-delà de la task force Takuba, les Français soutiennent pour le moment le maintien de l'opération Barkhane selon un sondage Ifop publié en décembre 2019, avec 58% d'avis favorables. Pour mémoire, une «barkhane» est une dune de sable qui prend la forme d'un croissant selon le sens du vent. L'avenir dira si l'opinion française continuera à souffler dans le même sens après une année supplémentaire de guerre au Sahel.

Antoine Boitel