Pourquoi l’opération Barkhane persiste-t-elle au Sahel ? La question est posée en France, mais aussi au Mali, épicentre de la floraison djihadiste. «France dégage !», pouvait-on lire sur les cartons de manifestants anti-Barkhane à Bamako le 10 janvier. En Afrique de l’Ouest, la francophobie en est un bruit de fond qui tend à s'amplifier.
Des manifestations ont éclaté, dès 2013, au Mali pour protester contre l’opération française anti-terroriste, Serval. La population se plaint aujourd'hui de relents néo-coloniaux en voyant les militaires patrouiller. Mais elle s'agace surtout de ne voir aucun résultat sur le terrain. «Le sentiment anti-français s’explique plutôt du fait que rien n’a changé malgré les moyens déployés», explique William Assanvo, chercheur senior à l'Institut d'études de sécurité (ISS), interrogé par RT France. La question du maintien de Barkhane n’émane pas uniquement d’une controverse idéologique mais de l’utilité de cette mission, quand bien même elle serait menée à la perfection.
2013 : l'appel au secours du Mali face aux djihadistes du Nord
L’opération Barkhane est venue relayer l’opération Serval, lancée par François Hollande au Mali, le 11 janvier 2013. A cette date, le pays africain se trouve dans la tourmente. Depuis des décennies, les Touaregs, dont le mode de vie et les origines sont très différentes des autres communautés du pays, réclament un territoire. Et le 6 avril 2012, sous l’égide du Mouvement national pour la libération de l'Azawad (MNLA), indépendantiste et laïc, ils déclarent l’indépendance d’une zone représentant la moitié nord du Mali.
Mais très vite, cette rébellion est exploitée par différents groupes djihadistes qui les chassent de cette zone. Le Mouvement pour l'unicité et le djihad en Afrique de l'Ouest (Mujao), Al-Qaïda au Maghreb (Aqmi) et les salafistes d’Ansar Dine, commandés par le puissant chef touareg toujours introuvable Iyad Ag-Ghali, s’emparent de différentes villes de ce territoire. «On trouvait dans ces groupes des Peuls, des ressortissants d’autres communautés du Mali, mais aussi les brigades sahéliennes de l’Aqmi, des Algériens, des Egyptiens. Au sein du Mujao, des Burkinabés et des Ivoiriens. En quelque sorte une internationale djihadiste», poursuit William Assanvo de l'Institut d'études de sécurité.
Le seul but d’assurer la sécurité d’une région et de servir une cause juste
En janvier, François Hollande reçoit dans ce contexte l’appel désespéré du président malien par intérim Dioncounda Traoré. Dans une missive, ce dernier le supplie de lui venir en aide alors qu’«une colonne de djihadistes armés de mitrailleuses et de mortiers» progresse vers la capitale et menace de mener une «offensive éclair» vers Bamako, comme le relate l'ex-président social-démocrate dans son livre Les leçons du pouvoir. L’ancien chef d’Etat français motive l'initiation de l’opération Serval : «La France a montré qu’elle était capable d’agir sans arrière-pensée, dans le seul but d’assurer la sécurité d’une région et de servir une cause juste.» Et François Hollande d'invoquer uniquement le fait de permettre au Mali de recouvrer son intégrité territoriale et de ne pas laisser le pouvoir aux mains des terroristes.
«Dans un premier temps, Serval a mis en place une action qui a permis de déstabiliser l’infrastructure que les groupes avaient mis en place en termes d’armement et de logistique dans le nord du pays. Durant les trois à cinq premiers mois, la situation sécuritaire s'est améliorée dans cette zone», explique le chercheur de l’ISS William Assanvo. Les villes principales du secteur, comme Gao, Kidal ou Tombouctou, sont reprises.
Barkhane en relais face à la multiplication des groupes djihadistes
Mais le 1er août 2014, Serval ne s’arrête que pour laisser la main à l'opération Barkhane, aux ambitions bien plus élargies, signant la dégénérescence de la situation de départ. Forte à ses débuts de 3 000 hommes, en partenariat avec les cinq pays de la zone, (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad), elle vise à lutter contre le terrorisme pas seulement au Mali mais dans l’ensemble du Sahel.
Car malheureusement, en deux ans, les djihadistes n’ont pas été anéantis : ils se sont simplement éparpillés et réorganisés. Pour échapper à la pression militaire, les groupes armés terroristes (GAT) sont descendus dans les zones frontalières du sud du Mali. «D’une manière générale, il est certain que la situation aujourd’hui ne s’est pas arrangée depuis la période de Serval», explique Alain Corvez, ancien conseiller en relations internationales au ministère des Affaires étrangères.
De nouveaux points chauds, au centre du Mali et du Burkina Faso
«On a vu l’émergence d’une multiplication des nouveaux groupes, comme le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, la katiba d’Aqmi, Ansar Dine, la katiba Macina, puis au Burkina, l’Etat islamique dans le Grand Sahara (EIGS), né de la scission au sein du groupe Al-Mourabitoun… Ceci a créé de nouveaux points chauds, au centre du Mali et du Burkina Faso», détaille le chercheur William Assanvo. Ces groupes composés de petites centaines d’hommes seulement, frappent régulièrement les grandes villes, parfois lors d’actions coordonnées. Puis ils se replient dans leurs cachettes.
Leur nouvelle terre d’élection se nomme le Liptako, à cheval sur les frontières communes du Burkina, du Mali et du Niger, s’étendant sur une superficie de 370 000 kilomètres carrés. «Les groupes djihadistes constituent une menace évolutive qui s’adapte à la résistance militaire, qui change de zone d’opération ou qui l’étend pour essouffler les forces armées», explique le chercheur de l’ISS.
«Le général Pascal Facon, qui va quitter le commandement de l'opération, a affirmé début mai qu’il a atteint des objectifs au Liptako. Mais tout le monde sait que c’est un conflit ingagnable sur les bases actuelles», estime le conseiller en stratégie internationale Alain Corvez.
Car si le Niger parvient à maîtriser son territoire, le Burkina Faso et le Mali au premier chef, présidé par Ibrahim Boubacar Keïta depuis 2013, ne peuvent en prétendre autant. L’insécurité permanente règne dans des provinces sur lesquelles l’Etat n’exerce pas de contrôle, peu encadrées par des gouverneurs impuissants ou même parfois soupçonnés de complaisance envers les djihadistes.
Le Mali impuissant à contrôler son territoire
«Au Mali, il faudrait s’attaquer à de nombreux problèmes structurels socio-économiques pour venir à bout de cette insécurité», estime William Assanvo. «L’armée s’est reconstituée dans les régions du Nord, mais il n’y a pas encore de mainmise. Le système judiciaire est presque absent de ces régions, alors qu’il y existe des problèmes de criminalité et de non-respect des droits de l’Homme. Il est donc difficile d’actionner des leviers pour répondre à ces problématiques d’ordre socio-économiques. L’Etat du Mali est assez défaillant, il n’est pas en mesure de jouer le rôle qui est le sien, alors que ce serait l’unique solution pour rétablir la stabilité», poursuit le spécialiste de l'Afrique de l'Ouest.
Au Mali, il faudrait s’attaquer à de nombreux problèmes structurels socio-économiques pour venir à bout de cette insécurité
Profitant de cette incurie, les groupes terroristes s’implantent dans les villages et régions. En général, ils exacerbent les tensions communautaires préexistantes, souvent liées à la possession de terre, au vol de bétail ou l’accès aux ressources. «Il existe des différences fondamentales entre les civilisations pastorales, qui se déplacent avec les troupeaux comme les Peuls et les sédentaires agriculteurs comme les Dogons», donne en exemple le conseiller Alain Corvez. Dans de nombreux cas, les djihadistes prennent fait et cause pour une des communautés. Le peuple lésé, pour assurer sa sécurité, crée alors des groupes armés d’auto-défense.
Des communautés entre le marteau et l'enclume
Mais les groupes djihadistes se posent parfois également en médiateurs venant «geler les conflits» locaux, selon les termes du chercheur William Assanvo. Bénéficiant du ralliement des villageois en recherche de protection, les djihadistes s’implantent alors durablement en créant de microéconomies, qui ne les obligent pas à dépendre des pourvoyeurs de fonds du terrorisme international. Et certains gouverneurs, soucieux de s'assurer la paix locale, laissent faire.
Dans ces régions où l’Etat est absent, les habitants sont obligés de composer avec les terroristes pour leur sécurité, pas parce qu’ils adhèrent à l’idéologie ou à la rhétorique religieuse.
Le long de la frontière du Niger et du Mali, les djihadistes prélèvent par exemple un impôt, une forme de zakat, tandis qu'à l'est du Burkina, les terroristes ont fait main basse sur les sites d’extractions artisanales de l’or, et touchent des subsides sur les autorisations et la commercialisation, tout en sécurisant les sites. Le vol de bétail est généralisé. Quant au trafic de drogue, il bénéficie aux groupes armés, quelle que soit leur tendance, et mêmes aux hommes d'affaires locaux. «En s’implantant, les djihadistes ont développé des mécanismes de génération d’argent sur place», explique le chercheur à l’ISS.
Quant aux recrues des terroristes, elles ne présenteraient pas le profil d’individus radicalisés, fous d’Allah rêvant à la création d’un califat. «Les personnes recrutées par les groupes djihadistes, volontairement ou non, les ont rejoints pour répondre à des besoins de protection, de leur famille ou leur activité économique. Dans ces régions où l’Etat est absent, les habitants sont obligés de composer avec les terroristes pour leur sécurité, pas parce qu’ils adhèrent à l’idéologie ou à la rhétorique religieuse. Et ensuite ils se font pourchasser par l’armée : c’est la double peine», poursuit William Assanvo, spécialiste des groupes armés de l’Afrique de l’Ouest.
Car les armées partenaires, accusées d’exactions, de favoritisme sur des communautés, sont de plus en plus contestées par les ONG de terrain. Un rapport d'avril 2020 de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation du Mali (MINUSMA), fait par exemple état d’abus graves des forces armées maliennes. Elles auraient commis 101 exécutions extrajudiciaires entre le 1er janvier et le 31 mars 2020, et seraient responsables de «32 cas de disparitions forcées», de «32 cas de torture ou traitement cruel inhumain ou dégradant» et de «115 arrestations arbitraires». Dans le même document, l’armée nigérienne est également accusée d’avoir commis des exactions sur le sol malien.
L'armée ne résoudra pas les problèmes politiques locaux
Les armées de Barkhane auront beau «appuyer l’action du gouverneur, représentant de l’Etat malien», et participer «vertueusement à la sécurisation de la ville» avec des patrouilles, selon les principes de leur mission, cela ne suffira ni à apaiser les conflits séculaires, ni à rétablir des modus vivendi et des structures administratives bénéficiant à toutes les communautés.
Renforcer les dispositifs militaires est une chose mais il faut avant tout régler la question politique
«Il faudrait augmenter le budget de la Défense française et ne pas quémander aux Britanniques et aux Américains de rester. Renforcer les dispositifs militaires est une chose mais il faut avant tout régler la question politique», estime Alain Corvez.
«Que Barkhane pourrait-elle inventer qui n’ait pas été fait ? L’action de l'opération, quels que soient les efforts fournis, sera inexorablement limitée. Mais la présence de ces militaires rassure peut-être certaines populations... S’il n’y avait pas Barkhane ou la Minusma, ce serait pire», conclut William Assanvo.
Renforcer les dispositifs militaires est une chose mais il faut avant tout régler la question politique
Quelles que soient les stratégies de la France, les pays du G5 devront élaborer les réponses politiques que fusils et drones, dans un intense climat de tensions, n’ont pas pour mission d’inventer.
Katia Pecnik