Immanquablement invitée en période pré-électorale, la devenue célèbre menace d'ingérence russe a fait l'objet d'une récente enquête du New-York Times, selon laquelle «la Russie vise les élections européennes». En outre, à l'approche du scrutin, l'épouvantail russe occupe une place de choix dans le paysage médiatique français, notamment après que la majorité présidentielle a multiplié les références anxiogènes à ce sujet.
De fait, la rhétorique accusatoire concernant la supposée volonté russe de perturber la vie politique française ne date pas d'hier. En amont de l'élection présidentielle de 2017 déjà, à travers la voix de Richard Ferrand alors secrétaire général d'En Marche!, le camp Macron avait accusé Moscou d'influencer le scrutin, en procédant notamment à des attaques informatiques visant les courriels et les bases de données du mouvement.
Une fois élu, Emmanuel Macron n'avait par la suite pas hésité, le 29 mai 2017, devant son homologue du Kremlin, à qualifier RT France d'«organe d'influence et de propagande». Et, dès le mois de janvier 2018, le chef d'Etat français lançait le chantier d'une loi anti «fake news» très controversée, visant les médias étrangers, russes en tête...
Paris place la menace russe au même niveau que la menace terroriste
A une semaine du rendez-vous électoral européen, le site Mediapart s'est penché sur les inquiétudes de l'Elysée quant aux activités «des relais d'influence de Moscou en France», décrivant un président français et des membres de l'exécutif «obnubilés par une éventuelle ingérence russe dans le scrutin européen». Le média d'investigation révèle par exemple que l'Etat français a mis en place une surveillance accrue des activités russes, évoquant notamment le plan national d'orientation du renseignement (PNOR), «un document classifié "secret défense"», dont la dernière édition classe «l'influence et l'ingérence russe» en première priorité, «à côté de la menace terroriste», niveau d'alerte qui n'est pas sans rappeler une résolution votée au Parlement européen le 23 novembre 2016, faisant alors figurer côte à côte «la menace russe» et Daesh.
«La DGSE et la Direction du renseignement militaire (DRM) se concurrencent pour intercepter et analyser la production des "fermes à trolls" pilotées par le Kremlin», explique Mediapart, affirmant que, «sur injonction présidentielle», Paris a mobilisé «tous les services», certains d'entre eux ayant pour mission de traduire et de retranscrire «la volumétrie de "la russosphère" sur les réseaux sociaux français». Il s'agit de «décortiquer tout ce qui pourrait s'apparenter à une tentative d'ingérence du Kremlin», précise le site d'investigation...
Pas d'opérations de désinformation, mais...
Ayant «du mal à imaginer des opérations de désinformation clandestines et sophistiquées» dirigées par Moscou, le renseignement français serait donc à la recherche d'«une stratégie plus insidieuse du Kremlin», regroupant ses efforts sur ladite «russosphère», terme qui a connu une résonnance particulière l'été dernier, au moment de l'affaire Benalla.
De fait, le site EU DisinfoLab, présenté comme une ONG luttant contre les fausses informations, publiait au mois d'août 2018 une étude sur le présumé gonflage artificiel, par la «sphère russe», du nombre de réactions sur Twitter au sujet des révélations sur l'ancien chargé de mission auprès d'Emmanuel Macron. Médias et hommes politiques proches d'Emmanuel Macron n'avaient alors pas tardé à s'emparer de cette allégation pour pointer du doigt une prétendue responsabilité de Moscou dans les déboires du chef d'Etat français.
Selon Mediapart, les services de renseignement français sont donc aujourd'hui convaincus que «la Russie est bel et bien en train de mobiliser ses relais en France "dans l'objectif de peser sur les élections européennes"». Et le site d'investigation d'analyser le dit «lobbying des médias russes francophones suspectés de dérouler l'agenda du pouvoir russe par un traitement orienté de l'information et l'amplification de fake news circulant sur internet». Un sujet largement repris par le camp Macron dans son argumentaire vis ant la liste du Rassemblement national.
Est-ce que les Russes ont pu changer le résultat des élections françaises ? Evidemment non, il y a Macron.
Interrogé par Mediapart, l'ancien ministre Thierry Mariani, aujourd'hui candidat RN aux européennes, qualifie pour sa part cette persévérance de l'exécutif français à l'égard de la Russie de «parano» : «Est-ce que les Russes ont pu changer le résultat des élections françaises ? Evidemment non, il y a Macron. Qu'ils aient des sympathies pour les uns plus que pour les autres, c'est logique, comme chaque pays se dit qu'il y a des candidats qui seront plus proches d'eux.»
Témoignant d'une réelle défiance vis-à-vis des rencontres entre certaines personnalités françaises et des représentants de la Russie, on se souvient de la polémique qui avait suivi l'entretien de Marine Le Pen avec Vladimir Poutine au mois de mars 2017, en amont de l'élection présidentielle française. Deux mois plus tard, à l'issue de sa première rencontre avec Emmanuel Macron fraîchement élu, le président russe évoquait son entretien avec la candidate malheureuse, estimant pour sa part qu'il aurait été «étrange» de ne pas la recevoir, et réfutant toute volonté d'ingérence.
La «menace russe» brandie en France, et ailleurs en Europe
Les efforts déployés par les services de renseignement français s’inscrivent dans un contexte de méfiance supranational, à l'image des multiples résolutions adoptées par les institutions européennes à l'encontre de la Russie.
Comme en témoignent plusieurs événements relatés dans l'article du New York Times du 12 mai, le spectre de la prétendue ingérence russe hanterait plusieurs pays européens à l'approche des élections amenées à renouveler l'europarlement. De fait, l'Allemagne et l'Italie figurent parmi les pays sur lesquels s'est penché le quotidien américain pour affirmer que «la Russie cibl[ait] les élections européennes» et que la stratégie attribuée à Moscou visant à «affaiblir les institutions occidentales» avait inspiré «des imitateurs d'extrême droite». «Ces groupes [d'extrême droite] font souvent écho aux propos tenus par le Kremlin, rendant difficile la distinction entre la propagande russe, la désinformation d'extrême droite et un véritable débat politique», met par exemple en garde le New York Times.
Je ne peux pas ici vous informer de cas concrets [d'ingérence russe], mais une attention accrue à ce sujet est [...] nécessaire
Dans ce contexte, le gouvernement allemand affirme pour sa part surveiller avec une «attention accrue» les risques d'ingérence ou de campagne de désinformation en provenance de la Russie. «Je ne peux pas ici vous informer de cas concrets, mais une attention accrue à ce sujet est depuis un certain temps non seulement nécessaire, mais aussi pratiquée, en Allemagne comme au niveau européen», a déclaré le 13 mai, le porte-parole de la chancelière Angela Merkel.
En Italie, «des sites de commentaires politiques marginaux portent les mêmes signatures électroniques que les sites web pro-Kremlin» rappelle le New York Times avant d'affirmer que la Russie est «en campagne pour élargir les divisions politiques». A ce sujet, dans un article publié le 13 mai, Le Figaro rappelle les conclusions d'une récente enquête de l'ONG américaine Avaaz, selon laquelle une telle campagne de division était en cours dans plusieurs pays européens dont l'Espagne, la Pologne et... la France. «Mais [l'ONG] n’est pas en mesure d'identifier [les campagnes de désinformation], faute de moyen», précise toutefois le quotidien. En tout état de cause, le 12 mars dernier, l'organisation américaine n'hésitait pas à affirmer que RT France produisait des fake news dans le contexte des Gilets jaunes...
Nous n'avons pas pu identifier une campagne d'influence ciblée et coordonnée à grande échelle en provenance de Russie.
Dans ce climat de défiance intense à l'égard de la Russie, la Sûreté belge (services du renseignement de la Belgique) révélait le 16 mai ses propres conclusions sur le dossier russe. «Il ressort que les médias classiques et les réseaux sociaux russes encouragent une vague nationaliste antieuropéenne à l'approche des élections. Mais cela ne se produit pas à une grande échelle» explique alors le renseignement belge avant d'insister : «Nous n'avons pas pu identifier une campagne d'influence ciblée et coordonnée à grande échelle en provenance de Russie.»
Malgré la récurrence des mises en garde contre une prétendue ingérence de la part de Moscou dans les processus électoraux occidentaux, les éléments significatifs probants viennent à manquer. En revanche, si les conclusions de plusieurs enquêtes tendent à montrer l'absence d'interférence russe, la rhétorique anxiogène à ce sujet ne perd pas en intensité, quitte à se répéter ?
Fabien Rives
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