La Grande interview : pour Hubert Védrine, l'UE doit «muter» pour peser face à Trump, Poutine ou Xi
Au micro de Jean-Marc Sylvestre, l'ancien ministre des Affaires étrangères français évoque les grands défis diplomatiques rencontrés par l'Union européenne depuis sa création et ceux de l'avenir dans un monde aux cartes rebattues.
Interrogé par Jean-Marc Sylvestre pour l'émission La Grande interview, diffusée le 26 mars sur RT France, Hubert Védrine, ancien secrétaire général de la présidence de la République sous François Mitterrand, a abordé une série de thèmes d'actualité, de la position de la France dans une économie mondiale qui n'est plus bipolaire depuis la disparition de l'Union soviétique aux relations entretenues par Donald Trump avec la Chine, tout en passant au crible les relations entre l'Europe et la Russie. L'ancien ministre des Affaires étrangères du gouvernement Jospin opte pour la haute vue, mais livre une analyse apaisée marquée par un sentiment d'alerte.
Choc des civilisations ? «Il y a malheureusement un peu de vrai»
«Avant c'était la Guerre froide, c'était simple», diagnostique-t-il, avant de poursuivre : «Après c'est le monde global, mais c'est quoi ? Est-ce que c'est la fin de l'histoire, comme le dit Fukuyama et ce à quoi croient les Européens ?» Décrivant ces derniers comme croyant que «les rapports de force, c'est fini» et qu'ils vivent désormais dans «une sorte de communauté internationale super sympa», Hubert Védrine estime : «Un jour peut-être, mais pour l'instant ce n'est pas le cas. Huntington avait dit : "Non, on est menacés par le clash des civilisations." Et toute la bien-pensance était horrifiée par cette formule, mais il y a malheureusement un peu de vrai.»
Projet européen : un décrochage des peuples
Concernant le projet européen, l'ancien patron du Quai d'Orsay confie qu'il y a, pour lui, «un problème de décrochage des peuples» observable dès le traité de Maastricht.
Si l'ancien ministre d'Etat reste optimiste, il semble tenir à un certain réalisme : «L'Europe n'est pas coincée, mais elle n'est pas prête pour [les mutations actuelles], elle n'a pas été conçue pour ça. [...] Ce n'est pas l'Europe qui a fait la paix, c'est l'Union soviétique en résistant à Stalingrad et les Américains par le débarquement. [...] Quelques dirigeants européens de l'époque ont eu l'intelligence de se dire : "A partir de cette paix froide, il faut qu'on construise quelque chose." Et cela devient la construction européenne, qui est un marché stratégiquement protégé par l'Amérique. [...] Il n'y a pas du tout dans l'ADN de la construction européenne l'idée de devenir une puissance [...] pour être respectée par Trump, par Poutine, par les Chinois, par les Turcs etc. Mais aujourd'hui, dans la situation où on est, il le faudrait. Il faut que l'Europe mute.»
Hubert Védrine renvoie également dans les cordes le rêve fédéraliste qui lui semble manifestement peu probable dans un avenir proche : «Dans sa bulle, un peu bisounours, l'Europe a énormément cru [...] que le commerce international allait tout pacifier. Ce serait sympa si c'était vrai, mais ce ne l'est pas encore. Ce n'est pas avec la vieille idée fédéraliste, qui est sympathique théoriquement, mais dont les peuples ne veulent pas, parce qu'ils ne veulent pas être dissous dans le magma, qu'on va ressortir [de la crise]. Donc il faut un déclic mental sur le fait qu'il faut qu'on devienne une sorte de puissance.»
En observateur aguerri de la politique française, l'ancien diplomate tient à saluer l'attitude d'Emmanuel Macron vis-à-vis de l'Union européenne et notamment la dernière lettre ouverte de ce dernier en faveur de l'Europe : «La dernière lettre [d'Emmanuel Macron] est une lettre intelligente, réaliste, qui s'adresse à l'ensemble des Européens, c'est une bonne approche, [avec] un langage sur les flux migratoires [...] qui est plus net que dans la dernière lettre. Il y a l'idée de faire un Conseil de sécurité en Europe. C'est une idée très importante qui ne figurait pas dans les discours précédents. [...] Il y a des éléments très intéressants dans cette dernière lettre. Surtout, sur cette chaîne, je le dis exprès, j'aimerais bien qu'on lise attentivement la dernière lettre de Macron.»
L'Europe vouée à s'éloigner des Etats-Unis ?
Lorsque la discussion bascule de l'autre côté de l'Atlantique, en particulier sur Donald Trump, Hubert Védrine se montre moins dithyrambique : «Il se fiche totalement de ce que pensent ses propres conseillers, et puis les ministères, sauf son électorat et le monde extérieur. [...] Il peut tout à fait intervenir, prendre à bras le corps un sujet si ça lui paraît important.» Selon l'ancien ministre des Affaires étrangères, le chef d'Etat américain est surtout «obsédé par le fait de maintenir la primauté américaine.»
Pour Hubert Védrine, l'Europe et les Etats-Unis vont s'«éloigner doucement» sans pour autant s'affronter, malgré des désaccords ponctuels, leur partenariat devant être amené à évoluer en fonction de leurs relations respectives avec la Russie et la Chine.
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