A l'issue des élections législatives du 24 septembre, la tendance observée sur le reste du continent aurait-elle fini par gagner l'Allemagne, jusqu'ici considérée comme une relative exception dans le paysage politique européen ? Marquée par une chute spectaculaire des deux principaux partis qui se partagent le pouvoir depuis 1945, cette élection permet également au parti de droite anti-immigration et eurosceptique Alternative pour l'Allemagne (AfD), après seulement quatre années d'existence, de devenir la troisième force politique du pays en envoyant près de 80 députés au Parlement.
Outre la signification de ces résultats, c'est le virage politique nouveau qu'ils annoncent qui réserve le plus d'imprévus. Privée de majorité évidente, l'Union chrétienne-démocrate (CDU) d'Angela Merkel ne peut plus compter sur le Parti social-démocrate (SPD) qui était son allié depuis 2013 et qui a d'ores et déjà annoncé ne plus vouloir rentrer dans une coalition de gouvernement. Or, aucun autre parti n'est assez puissant pour permettre à la chancelière d'espérer constituer une coalition à deux. Il lui faut donc désormais faire alliance avec deux partis. Or, l'AfD et le parti de gauche radicale Die Linke étant d'emblée exclus... il ne lui reste plus que deux partenaires envisageables : les libéraux du FDP et les Verts, qu'il faudra impérativement mettre d'accord car (presque) tout les oppose sur le papier.
La droite en baisse : le prix de la politique migratoire ?
Premier enseignement de cette élection : la CDU, si elle peut se targuer d'être arrivée largement en tête, est paradoxalement le parti qui affiche le recul le plus brutal par rapport aux dernières élections fédérales. Avec 33,2% des voix, la formation politique d'Angela Merkel est en baisse de 8,3% par rapport aux précédentes élections de 2013. Au total, ce sont donc 92 députés que la formation politique conservatrice s'apprête à perdre (311 pour la mandature précédente contre 219 pour celle qui s'ouvre). «Ne tournons pas autour du pot. Nous espérions un meilleur résultat», a fait remarquer Angela Merkel lors de son discours de victoire, avant d'ajouter, comme pour rassurer ses troupes : «Nous avons le devoir de former un gouvernement. Et aucun gouvernement ne peut être formé contre nous.»
L'effondrement de la CDU est d'autant plus brutal que le parti avait connu en 2013 l'un de ses plus grands succès. Après douze ans d'exercice du pouvoir, Angela Merkel semblait promise à une réélection sans difficultés. Récemment, l'élection de Donald Trump favorisant l'essor d'un renouveau sur la scène diplomatique occidentale, la chancelière avait même renforcé la présence de l'Allemagne sur le terrain diplomatique et militaire, ce que le pays s'était plus ou moins refusé à faire jusqu'alors.
Le tournant de 2015 semble être la cause principale des difficultés dont la CDU paie maintenant les conséquences. A cette époque, la crise des migrants frappant de plein fouet l'Allemagne menace de faire voler en éclat la coalition droite-gauche au pouvoir, avant de compromettre l'unité de la droite elle-même, l'aile la plus conservatrice de son parti réclamant de la chancelière un durcissement de sa politique migratoire. Elle finira par y consentir quelques mois plus tard. Mais, loin d'apporter satisfaction à ses détracteurs, ce changement sera perçu comme une volte-face tardive. Alors que la campagne électorale débute, l'attentat de Berlin en décembre 2016, perpétré par un Tunisien qui s'était fait passer pour un mineur réfugié et avait échappé à la surveillance des services secrets, cristallisera encore davantage les critiques à l'encontre d'Angela Merkel. Un contexte que l'AfD exploitera jusqu'au bout, axant une grande partie de sa campagne sur la critique de la politique migratoire du gouvernement.
La débâcle du SPD : traversée du désert ou descente aux Enfers ?
Avec un score dépassant à peine les 20%, le SPD fait grise mine. En recul de plus de cinq points par rapport à son score de 2013, déjà considéré comme décevant, ce qui fut autrefois l'un des plus grands partis de masse de l'entre-deux-guerre en Europe est plus que jamais en mauvaise forme. Au terme d'une campagne terne et sans dynamique, le parti qui disait vouloir s'inspirer du Labour de Jeremy Corbyn semble promis au même sort que ses homologues italiens ou français.
Ce sont d'abord les choix stratégiques du SPD que les électeur ne semblent pas avoir cautionnés. Celui de son candidat tout d'abord : le peu populaire Martin Schulz, qui avait abandonné son siège de président du Parlement européen pour l'occasion, sans jamais parvenir à se défaire de son image de libéral austère, paraissait peu crédible pour défendre l'un des programmes les plus à gauche que le SPD ait élaborés. Ensuite, celui de sa participation à la coalition sortante, au sein de laquelle il n'aura pas réussi à peser face à une CDU surpuissante, donnant l'impression d'être tour à tour un témoin passif ou un négociateur impuissant – à l'exception notable de l'introduction en 2015 d'un salaire minimum, concession quasi unique faite par les conservateurs au SPD.
Mais, plus largement, c'est bel et bien leur positionnement idéologique que les sociaux-démocrates semblent payer depuis plusieurs années. Ayant perdu systématiquement toutes les élections fédérales depuis 2005, ainsi que nombre de ses bastions locaux, le SPD peine à retrouver la place privilégiée qui était la sienne au sein du débat politique à la fin des années 1990. Ces années fastes, marquées par les réformes libérales de Gerhard Schröder, semblent avoir constitué l'apogée du parti – et le début de son inexorable déclin. Trop à droite pour sa base électorale, le SPD n'a jamais réussi à réaffirmer de manière crédible son identité de gauche, l'espace vacant ayant entre-temps été occupé par Die Linke, parti de la gauche radicale créé en 2007.
La percée record de l'AfD : l'irruption de la question identitaire
Paradoxalement, l'AfD apparaît comme le grand vainqueur de ces élections, et cela pour au moins trois raisons. La première tient à ses résultats électoraux (environ 13%), quatre ans seulement après la création du parti. Cette jeune formation eurosceptique et anti-immigration améliore son score de plus de 8% par rapport à 2013 – élections auxquelles elle concourait quelques mois après sa création, et qui lui avait déjà permis d'obtenir un score remarqué.
La seconde explication du succès de l'AfD réside dans la place centrale, notamment médiatique, qu'elle a su conquérir en s'imposant comme un acteur majeur du débat politique, parfois au prix de polémiques contribuant à renforcer son image sulfureuse. Incarnant une opposition radicale à la politique migratoire d'Angela Merkel, quand la plupart des autres partis politiques s'alignaient sur les positions de la chancelière ou l'appelaient à ouvrir encore davantage les portes du pays, l'AfD a su incarner une offre politique jusque-là inexistante. Les chiffres sont d'ailleurs sans ambiguïté : le parti a séduit au moins un million d'électeurs de la CDU et plusieurs centaines de milliers du SPD. Alors que droite et gauche se partageaient le pouvoir, l'AfD n'a pas eu de peine à pointer du doigt l'absence de différence réelle entre leurs programmes respectifs.
Enfin, l'AfD est parvenue à vaincre ses propres divisions. Alors que le Front national français se déchire, quelques mois après son succès relatif à l'élection présidentielle, le parti allemand s'est relevé de ses guerres internes. Après la mise en retrait de sa figure charismatique Frauke Petry, qui souhaitait dédiaboliser l'image de sa formation politique, le triomphe d'une ligne décrite comme plus intransigeante faisait croire aux commentateurs que l'AfD s'essoufflerait. Une baisse dans les sondages à l'automne 2016 paraissait confirmer cette évolution. Finalement, en s'imposant comme troisième force politique du pays, l'AfD démontre l'importance des idées qu'elle revendique au sein de l'électorat allemand.
Si la montée des mouvements populistes en Europe est souvent analysée comme découlant des difficultés économiques, difficile d'appliquer cette même lecture à l'Allemagne, qui affiche une croissance unique en Europe. Quant à l'inégale répartition de ses retombées, elle ne semble pas conduire les électeurs à se tourner vers Die Linke ou les Verts, qui stagnent entre 8% et 11% depuis plus de dix ans. Seuls les libéraux du FDP voient leur score augmenter (de près de 6% par rapport à 2013). Or, leur programme, très proche de celui de la droite sur le plan économique et de la gauche sur certaines question sociétales, s'en démarque très fortement sur un point : l'opposition franche à la politique migratoire conduite ces dernières années par Angela Merkel.