Explosion dans le port de Beyrouth : malgré les pressions politiques le juge Bitar relance l'enquête
- Avec AFP
Suspendu en décembre 2021, le magistrat Tarek Bitar reprend l'enquête sur l'explosion du port de Beyrouth d'août 2020. En inculpant des hommes politiques, le juge doit faire face à plusieurs pressions, notamment celle du Hezbollah.
Après une suspension de plus d'un an, l'enquête libanaise sur l'explosion dévastatrice survenue dans le port de Beyrouth a repris le 23 janvier, malgré les énormes pressions politiques persistantes. Deux responsables de la sécurité ont été inculpés.
Le 4 août 2020, des centaines de tonnes de nitrate d'ammonium stockées dans un entrepôt du port sans précaution, de l'aveu même des autorités, explosent. Bilan : plus de 200 morts et 6 500 blessés, outre les destructions et le traumatisme national.
Les causes exactes de cette énorme explosion sont toujours inconnues, tout comme l'identité des responsables.
Elle a été imputée par une grande partie de la population à la corruption et à la négligence de la classe dirigeante, accusée aussi par les familles des victimes et des ONG de torpiller l'enquête pour éviter des inculpations.
Inculpations de proches du Hezbollah
A la surprise générale, le juge Tarek Bitar, contre lequel s'est liguée une grande partie de la classe politique, «a décidé de reprendre l'enquête» et d'inculper deux hauts responsables de la sécurité, a indiqué à l'AFP un responsable judiciaire sous couvert d'anonymat.
Il s'agit du directeur de la Sûreté générale, Abbas Ibrahim, proche du puissant mouvement armé du Hezbollah, et du chef de la Sûreté d'Etat, Tony Saliba, proche de l'ancien président Michel Aoun, dont le mandat a expiré il y a trois mois.
«Le juge Bitar a lancé une bataille contre la politique d'impunité», a déclaré à l'AFP Nizar Saghié, directeur de l'ONG Legal Agenda. La confrontation sera rude», a-t-il ajouté, expliquant s'attendre à «des interférences et des pressions politiques» pour l'empêcher à nouveau de poursuivre son travail.
Le responsable judiciaire n'a pas précisé dans l'immédiat pour quelle raison Abbas Ibrahim et Tony Saliba et six autres personnes, dont des personnalités politiques et judiciaires, sont inculpés.
Or, avant la suspension de l'enquête en décembre 2021, le magistrat avait voulu interroger les deux hommes, soupçonnés comme d'autres responsables politiques et de la sécurité d'avoir été informés de la présence du nitrate d'ammonium mais de n'avoir pris aucune mesure.
Selon le responsable judiciaire, le juge Bitar a dans le même temps ordonné la libération de cinq personnes, dont l'ex-directeur des Douanes Chafic Merhi, toutes arrêtées depuis le drame sans jugement.
Une enquête qui avait dérapé en affrontements armés
Le magistrat a décidé de reprendre l'enquête après une tentative des autorités ces derniers mois de nommer un juge suppléant à leur solde pour le court-circuiter mais qui a tourné court.
Avant la suspension de l'enquête, le juge Bitar avait tenté d'engager des poursuites contre un ancien Premier ministre, quatre anciens ministres et plusieurs responsables de la sécurité.
Il a néanmoins été empêché de mener à bien son travail par une quarantaine de poursuites lancées contre lui par des responsables politiques, dont ceux qu'il souhaitait interroger. Le Hezbollah, force politique dominante au Liban, l'a aussi accusé de partialité.
En octobre 2021, le Hezbollah et son allié, le mouvement chiite Amal, avaient organisé une manifestation pour demander son remplacement, celle-ci avait dégénéré, faisant sept morts.
Les autorités ont refusé une enquête internationale, réclamée notamment par les proches des victimes et des organisations de défense des droits humains.
Les familles des victimes mènent depuis plus de deux ans un combat incessant pour réclamer justice.
«Il était temps pour le juge Bitar de reprendre son travail [..] Ils sont tous impliqués dans l'explosion du port et ils ont peur de la vérité», a affirmé à l'AFP en allusion aux dirigeants libanais Tatiana Hasrouty, dont le père a été tué dans l'effondrement des silos du port.
L'annonce de la reprise de l'enquête intervient une semaine après une visite à Beyrouth de deux magistrats français qui avaient rencontré Tarik Bitar. Une enquête a été ouverte en France, deux Français figurant parmi les morts et 93 parmi les blessés.