Le grand retour des Gilets jaunes et des contestataires selon le renseignement : intox médiatique ?
Une note de suivi des mouvances contestataires que RT France a pu consulter (ainsi que de nombreux autres confrères ces dernières semaines) est présentée comme une «alerte» d'un possible «embrasement» dans certains médias : qu'en est-il réellement ?
«Le renseignement craint une deuxième vague de Gilets jaunes», selon Le Point (le 14 mai), «Déconfinement : les renseignements alertent sur les appels à manifester» chez RTL (le 11 mai)... Tonalité plus dramatique chez CNews qui tire l'alarme le 11 mai : «Gilets jaunes, ultra-droite ou ultra-gauche... Le renseignement craint un embrasement pour le déconfinement».
Le Parisien, légèrement plus flegmatique ou plus rompu à l'exercice puisqu'il rappelle avoir révélé une note similaire quelques semaines plus tôt, relève simplement le 10 mai : «Les services de renseignement s’inquiètent des appels à manifester». Le quotidien francilien se réfère cette fois à un article de FranceInfo qui évoque, le même jour, un déconfinement qui pourrait être «agité», presque laconique.
Le même 10 mai, dernier jour du confinement, l'observatoire des médias Acrimed a brocardé la journaliste de France inter, Nathalie Saint-Cricq, la qualifiant de «première flic de France», face à Christophe Castaner lorsqu'elle a demandé au ministre de l'Intérieur (lui-même qualifié de «journaliste») : «Est-ce que vous avez des informations précises sur des groupuscules, soit d'extrême-gauche, soit Gilets jaunes reconvertis, qui seraient prêts à embrayer pour semer la zizanie en France à l'occasion du déconfinement ?»
Nathalie Saint Cricq, première flic de France face au journaliste Christophe Castaner ce midi sur Inter : pic.twitter.com/9TaJVP2PoN
— Acrimed (@acrimed_info) May 10, 2020
«Crainte», «alerte», «embrasement», «ultras», «inquiétude», «groupuscules», «extrême» : le champ lexical de la titraille de presse appartient aux publications qui ont fait ce choix en conscience. Cependant, la teneur de la note en question, qui a semble-t-il fait l'objet de fuites abondantes dans les médias, est-elle si alarmante ?
Cette note de suivi sur la «mobilisation des mouvances contestataires» pendant l'épidémie de Covid-19, émanant de la Direction centrale du renseignement territorial et datée du 6 mai, donne le ton en introduction des 15 pages qui la composent : «Pour les mouvances contestataires, la crise sanitaire et sa gestion sont autant d’arguments en faveur de la remise en cause du "système" actuel. Les militants continuent de se soumettre aux mesures de confinement et saisissent l’opportunité offerte, le cas échéant, par tout fait divers pour dénoncer les "violences policières" qui selon eux "ont augmenté" en période de confinement. Des appels à manifester dès la fin de la période de confinement continuent de circuler sur les réseaux sociaux. L’ultra-droite reste plus discrète que la mouvance antagoniste, même si elle exprime sa volonté de besoin de changements axés sur le repli national.»
Regroupement de cinq personnes sur un parking à Dax... des banderoles dans le Var
La note revient sur les quelques mobilisations sporadiques des jours précédents en plein confinement. Il s'agit en réalité de regroupements vaguement politisés mais modestes en règle générale, par exemple un regroupement de cinq personnes membres d'un collectif sur le parking d'un centre commercial à Dax (Landes) le 4 mai pour «dénoncer l’illégalité de la loi sur l’état d’urgence sanitaire». Le même jour, dans trois villes du Var, 25 membres du groupe Citoyens masqués ont déployé des «banderoles et pancartes énonçant leurs revendications liées à la gestion de la crise sanitaire».
Deux actions annoncées n'ont finalement pas eu lieu
Implacable, la note enfonce le clou : «Deux actions similaires, qui avaient été annoncées à Riorges (Loire) et Lyon (Rhône), à l’initiative des Citoyens masqués, n’ont pas eu lieu, tout comme un autre appel à manifester, lancé par le groupe Colère 44, à Nantes (Loire-Atlantique).»
Il est encore relevé que la «mouvance contestataire radicale ["Nantes Révoltée"] diffuse des messages de soutien aux personnes interpellées». Il s'agit des personnes qui ont déployé des banderoles à leurs fenêtres mentionnant l'expression «Macronavirus» le 21 avril à Toulouse.
Puis, une photo des contestataires radicaux est reproduite et expliquée ainsi : «Le cliché photographique d’un groupe encagoulé, dont la mise en scène emprunte sciemment les codes visuels des groupes terroristes clandestins, est associée en illustration et porte notamment les slogans "Macronavirus – ville de Nantes (A) – destitution, Dissolution, Art 68."»
Le pavé brandi, les symboles, les cagoules noires, le poing levé et la tonalité sarcastique de la bannière que l'on voit sur le cliché pourraient d'ailleurs tout aussi bien faire allusion à la mouvance anarcho-autonome du grand Ouest.
Les prévisions du renseignement sont-elles efficaces ?
Datée du 6 mai, la note évoque quelques regroupements les 10, 11 et 12 mai : une marche contre l'état d'urgence sanitaire dans le département de la Creuse et une autre dans la Haute-Vienne, un rassemblement à Rennes (Ille-et-Vilaine) le 11 mai (200 personnes annoncées), un autre à Lille et un à Dunkerque. Un groupe de Gilets jaunes gersois devait se rassembler à Auch et ceux d'Amiens (Somme) avaient annoncé, selon la note du renseignement une «manifestation déconfinée revendicative» en compagnie de «militants d’extrême gauche et du groupe XR [Extinction rébellion] local».
Un autre rassemblement des Gilets jaunes était prévu le même 11 mai dans les Deux-Sèvres, puis deux autres le lendemain à Toulouse et Nantes.
Si ces regroupements ont eu lieu, ils n'ont pas fait les gros titres. En revanche, le journaliste de RT France Charles Baudry a pu constater plusieurs rassemblements au cours de cette semaine de déconfinement. Notre reporter d'images a notamment assisté à un rassemblement de Gilets jaunes place de la République à Paris le 11 mai, prestement contenu par la Brigade de répression de l'action violente (Brav) :
📸Retour en images sur le rassemblement des Gilets Jaunes aujourd’hui à République. Un rassemblement prévu initialement pour rendre hommage à un GJ mort il y a quelques jours. Plusieurs amendes et arrestations.#GiletsJaunes#YellowVests#Paris#deconfinementjour1#Deconfinementpic.twitter.com/GjXdACE7RJ
— Charles Baudry (@CharlesBaudry) May 11, 2020
Le même jour, notre journaliste s'est rendu devant la mairie de l'Ile-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) pour constater un rassemblement «à l’appel de plusieurs organisations et Gilets Jaunes contre les violences policières».
🔴Rassemblement en cours à l’appel de plusieurs organisations et Gilets Jaunes devant la mairie de l'Île-Saint-Denis contre les violences policières. Les manifestants sont nassés par les forces de l’ordre. #deconfinementjour1#11mai#GiletsJaunes#ViolencesPolicierespic.twitter.com/lOxefumdO1
— Charles Baudry (@CharlesBaudry) May 11, 2020
Le lendemain, il a pu constater la présence d'un rassemblement du collectif d'avocats contestataires «Black Robes Brigade» place Vendôme, devant le ministère de la Justice à Paris :
🔴Rassemblement en cours des avocats en colère sur la Place Vendôme face au Ministère de la Justice contre la mise à mal des libertés durant la période de la crise sanitaire. #DeconfinementJour2#Paris#AvocatsEnColère#avocatspic.twitter.com/4mBwEAwnnp
— Charles Baudry (@CharlesBaudry) May 12, 2020
Et le 14 mai, le journaliste de RT France, Charles Baudry, a filmé une manifestation soignants en colère devant l'hôpital Robert Debré, dans le nord-est parisien :
🔴Action en cours du personnel soignant en colère devant l’Hopital Robert-Debré.#HopitalPublic#Hopital#Paris#JeDisColère#BasLesMasquespic.twitter.com/4io12yc1JW
— Charles Baudry (@CharlesBaudry) May 14, 2020
On peut donc estimer que la note du renseignement a bien identifié les raisons invoquées par les mouvances contestataires : soutien aux soignants et aux supposées victimes de «violences policières», questionnement récurrent sur la gestion de la pandémie et remise en cause de l'état d'urgence sanitaire... En revanche, la fonction opérationnelle de la note montre certaines lacunes quant à ses capacités prévisionnelles.
Le retour des Gilets jaunes ?
Concernant un éventuel retour des manifestations de Gilets jaunes, la note d'actualité des mouvances contestataires recense les diverses annonces qui ont été publiées sur les réseaux sociaux promettant des manifestations à venir. On peut lire en guise d'introduction : «Les Gilets jaunes poursuivent sur les réseaux sociaux leurs nombreuses théories complotistes ainsi que les critiques acerbes du gouvernement. Le sujet de l’après confinement est de plus en plus évoqué.»
La question du premier samedi après le déconfinement, ce 16 mai, cristallise donc l'attention des différents services départementaux. A ce sujet, on peut lire des allusions à un rassemblement des Gilets jaunes d'Occitanie, prévu à Toulouse (Haute-Garonne). Leur slogan, selon le renseignement territorial : «On Oubliera Pas - Jugeons les responsables !»
La ville de Montpellier (Hérault) est également concernée par d'éventuels rassemblements de Gilets jaunes et une «révolte citoyenne» a été évoquée sur le média La voix des Gilets jaunes, selon la note. Dans le Gard à Alès, les Gilets jaunes ont lancé sur les réseaux sociaux un appel à manifester qui a été «relayé par les membres de la mouvance anarchiste locale», toujours selon la fameuse note. Et un appel a été lancé sur un groupe Facebook nommé «Colère 44» qui concerne «toutes les villes de France».
La note de suivi, à ce stade, n'est ni précise, ni alarmiste. Elle se contente simplement de répondre à la commande qui a été faite à l'échelon supérieur : recenser département par département les manifestations des mouvances contestataires.
Lire la presse et éplucher Facebook ?
La volonté d'organiser la fuite de ces informations dans les médias et le traitement qui a été choisi pour en parler dans la presse ou sur les plateaux de télévision et de radio semblent finalement plus contestables que la note elle-même, neutre, factuelle et parfois inopérante. A tel point qu'une source policière du renseignement, contactée par RT France, s'est montrée dubitative : «Si la menace était si élevée que les médias veulent le dire, vous croyez vraiment qu'il y aurait des fuites orchestrées de la sorte ? Et les recherches de nos services départementaux se limiteraient-elles à un recensement des appels à manifester sur Facebook ? Par ailleurs, vous verrez qu'il n'y aura aucune recherche [pour déterminer] d'où vient la fuite, pas d'enquête, rien...»
Une autre source policière, un ancien des renseignements généraux, puis du renseignement territorial, a pour sa part estimé qu'il s'était opéré une perte de qualité de ces services au fil du temps, au cours des dernières décennies, autant du côté de la préfecture de police de Paris que du côté du service central national : «La RGPP (ancêtre de la Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris) et les RG de l'époque (ancêtres de la Direction centrale du renseignement territorial), c'est là qu'on a mis pendant longtemps un certain nombre de gens qui ne voulaient plus faire de terrain, c'est-à-dire qu'ils ne voulaient plus faire de judiciaire ni de sécurité publique, des filières bien plus exposées au risque.»
Et de souligner : «Il y a des policiers très compétents évidemment à la DRPP ou à la DCRT, mais il faut dire ce qui est, on a abandonné depuis longtemps l'esprit de terrain en la matière.»
Cette source relativise toutefois : «Ceux qui étaient très bons, c'étaient les flics de la mondaine qui n'ignoraient rien des coucheries des uns et des autres, dans les milieux perméables du spectacle et de la politique, surtout.»
Le policier, qui a connu plusieurs générations de collègues et d'administrations différentes, livre un tableau bien sombre du métier, appelant à le réformer : «Aujourd'hui, il suffirait presque de faire sa propre revue de presse tous les matins pour être mieux informé qu'après avoir lu une note de suivi. Les policiers du renseignement territorial ne font pas autre chose d'ailleurs : ils consultent les comptes Facebook et ils lisent la presse. Ils collectent ces données et en font des notes... dont on peut souligner qu'elles manquent singulièrement de sens de l'analyse d'ailleurs ! Mais les filochards etc., il faut oublier. C'est la DGSE qui fait ce travail-là, aujourd'hui. Même la DGSI n'est pas considérée comme un service d'élite dans le milieu. Il faut fondre tous ces services en un seul pour le renseignement intérieur.»
Le renseignement, c'est là qu'on a mis pendant longtemps ceux qui ne voulaient plus faire de terrain
Contacté par RT France, un ancien des RG dans le sud de la France rechigne à noircir le tableau mais confirme «en off» cette impression avec une courte anecdote : «J'ai connu une inspectrice divisionnaire il y a plus de 20 ans qui inventait carrément dans ses notes, quand elle n'avait rien à y mettre.»
Une stratégie médiatique ?
Le policier et délégué syndical de VIGI-MI, Noam Anouar, a lui-même travaillé pour deux services de renseignement différents. Contacté par RT France, il a livré ses impressions concernant ce phénomène médiatique qui anticipe un retour des mobilisations contestataires dans la rue : «Faire fuiter des notes de cette façon, dans les médias, permet d'aboutir à un débat public sur la place médiatique autour d'un retour des Gilets jaunes ou sur l'islamisation des quartiers, par exemple. On mime une fuite fortuite dans la presse et le public ne sait pas vraiment d'où ça vient. Les titres de presse mentionnent "les renseignements" de façon impersonnelle, c'est commode. Les renseignements, c'est tout le monde et personne à la fois. Cela permet de faire des annonces catastrophistes ou de poser une question à ce sujet au ministre par exemple, et il ne peut pas être pris en faux.»
Et d'analyser : «C'est comme le Muppet Show, on peut dire quelque chose sans que personne ne l'assume.»
"Les renseignements", c'est tout le monde et personne à la fois, c'est commode
Pour Noam Anouar, la stratégie à l'oeuvre n'est cependant pas très crédible, concernant le mouvement des Gilets jaunes : «On agite le chiffon jaune, mais on voit bien que ce mouvement est sur le déclin à l'heure actuelle. Du moins, on peine à penser que le gouvernement le considère comme une menace réelle par rapport à ce que ça a été. Il n'y a plus la même bienveillance populaire pour ce phénomène non plus. La stratégie du pourrissement orchestrée par l'exécutif aura finalement bien marché. Le manque de projet politique derrière ce mouvement aura fait le reste. On peut toutefois déplorer une ultime forme d'instrumentalisation médiatique.»
«Il faut distinguer entre ce qu'on peut lire sur Facebook et ce qui se produit réellement», relativise Noam Anouar
Concernant l'analyse de ce travail du renseignement territorial, en tant que professionnel, Noam Anouar décrit : «Il y a eu ce qu'on appelle une commande émanant de la direction à tous les départements. Un policier a ensuite dû être chargé de faire une synthèse de tout ce qui était arrivé au service central. Je ne serais pas trop dur non plus à l'égard des collègues : beaucoup d'entre eux ont télétravaillé pendant le confinement, donc on obtient forcément une note de qualité un peu inférieure, avec surtout une surveillance des réseaux sociaux, effectivement. Ensuite, il faut savoir distinguer entre ce qu'on peut lire sur Facebook ou Twitter par exemple et ce qui se produit réellement. Cela donne un état des lieux à un instant, voilà tout.
«La deuxième vague des Gilets jaunes», annoncée dans les médias et sur les réseaux sociaux, est-elle possible ? l'interroge-t-on. Noam Anouar n'y croit pas particulièrement : «L'état de la contestation, même en prenant en compte les Gilets jaunes, les black blocs et les mouvements comme XR, est quasiment nul actuellement après cette longue période de confinement. Il faut aussi souligner que les mouvements sont très limités, même à présent : les routes et les transports sont presque paralysés, il y a le risque de verbalisation, le risque épidémique... Tous les freins sont en place.»
Faut-il s'attendre à un retour des manifestations de Gilets jaunes dans des villes comme Rennes, Toulouse ou Paris ? Fort probablement, même dans une modeste mesure. Mais le gouvernement craint-il réellement des débordements violents de la part des manifestants infiltrés par des éléments étiquetés comme «radicaux» ? La question mérite d'être posée à ce stade, même si les indicateurs ne semblent aussi cramoisis que ce que sous-entendent certains titres de presse publiés ces derniers jours.
Antoine Boitel