France

Affaire Matzneff : vers le procès moral du Tout-Paris post-68 ?

Le procès d'une génération semble rejaillir avec l'affaire Matzneff. L'écrivain aux penchants pédophiles revendiqués est montré du doigt dans un livre. A travers lui, c'est la mentalité de l'élite post soixante-huitarde qui est remise en cause.

C'est à coup sûr le scandale de cette deuxième rentrée littéraire. Dans Le Consentement (éd. Grasset, paru le 2 janvier), Vanessa Springora revient sur sa relation, survenue au milieu des années 1980, avec l'écrivain Gabriel Matzneff. A l'époque, elle est une adolescente de 13 ans dont la mère, attachée de presse, gravite dans le milieu littéraire parisien. Gabriel Matzneff est un dandy de 50 ans, figure sulfureuse de Saint-Germain-des Prés qui ne cache pas son goût pour les jeunes gens de «moins de 16 ans» – c'est d'ailleurs le titre de son ouvrage paru en 1974 et réédité en 2005 par les éditions Léo Scheer. L'écrivain va alors entreprendre de séduire la jeune fille mineure, totalement éblouie par l'aura qui émane de l'homme de lettres.

On n'est pas supposée vivre à l'hôtel avec lui, ni se retrouver dans son lit, sa verge dans la bouche, à l'heure du goûter

Presque 40 ans plus tard, Vanessa Springora – devenue récemment éditrice de la maison Julliard – dénonce une relation sous emprise : «A quatorze ans, on n'est pas censée être attendue par un homme de 50 ans à la sortie de son collège, on n'est pas supposée vivre à l'hôtel avec lui, ni se retrouver dans son lit, sa verge dans la bouche, à l'heure du goûter», écrit-elle. Et à travers son récit, l'écrivaine décrit l'ambivalence d'une époque et surtout d'un milieu où la pédophilie bénéficiait d'une certaine tolérance voire d'une complaisance. C'est ainsi que Matzneff publiait – à intervalles réguliers – son journal intime où il détaillait, par le menu, ses «amours décomposés» avec des jeunes filles de 13 à 15 ans ou des garçonnets de 12, 11 voire 8 ans à la faveur de voyages aux Philippines notamment.

Voici par exemple un extrait de son livre Un galop d’enfer : «Journée délicieuse, entièrement consacrée à l’amour, entre ma nouvelle passion, Esteban, beau et chaud comme un fruit mûr, douze ans, le petit que j’appelle Mickey Mouse, onze ans et quelques autres, dont un huit ans. (…) Il m’arrive d’avoir jusqu’à quatre gamins – âgés de 8 à 14 ans – dans mon lit en même temps, et de me livrer avec eux aux ébats les plus exquis, tandis qu’à la porte d’autres gosses, impatients de se joindre à nous ou de prendre la place de leurs camarades, font “toc-toc”.»

Cette pédophilie revendiquée n'empêche pas Gabriel Matzneff d'être salué par ses pairs et même de recevoir, en 2013, le prix Renaudot du meilleur essai pour son livre Séraphin, c'est la fin.

Une autre «époque» ?

Les révélations du livre de Vanessa Springora ont déjà agi comme une onde de choc. A l'heure des réseaux sociaux, la sortie de l'ouvrage relance le débat entre défenseurs de l'écrivain – qui dénoncent une forme de puritanisme voire un procès fait à une époque révolue – et ceux défendant les victimes de violences sexuelles.

Nous avançons vers la vertu, la fin du XXe siècle sera extrêmement bondieusarde, vertueuse et constipée

Si une majorité d'observateurs, anonymes ou non, se sont offusqués de ces révélations, d'autres continuent de défendre mordicus Gabriel Matzneff, à l'image de Josyane Savigneau, membre du jury Femina et ancienne patronne du Monde des livres qui a évoqué une «chasse aux sorcières» en partageant un article du Monde sur l'auteur controversé publié le 23 décembre, pour lequel elle a refusé de répondre.

Thierry Ardisson : «Tu es pédophile mais pas homosexuel»

Parmi les apparitions télévisées jugées choquantes du principal intéressé : une séquence vidéo datant de 1989 est devenue virale. On y voit un échange entre Gabriel Matzneff et l'animateur Thierry Ardisson.

«Ce que tout le monde sait», lance Thierry Ardisson, «c'est que tu as toujours préféré les filles aux mères [...] Tu as fait un bouquin qui s'appelle Les moins de 16 ans, donc tout le monde le sait». L'animateur rappelle ensuite à l'écrivain son penchant pour les petits garçons : «Tu disais que ce que tu aimais chez les petits garçons c'était leur féminité.» Visiblement tranquille, Gabriel Matzneff acquiesce. Thierry Ardisson poursuit : «Tu dis toujours que tu es pédophile mais pas homosexuel parce qu'être pédophile c'est aimer les petits enfants et homosexuel c'est aimer les gens de son âge». Ce à quoi l'intéressé répond que les deux jeunes filles (Francesca et Vanessa) qui l'ont inspiré avaient 14 et 15 ans. «Ce n'est quand même pas des enfants de maternelle», tient-il à préciser, avant de poursuivre : «C'est quand même des jeunes filles qui ont tout à fait l'âge d'aimer, d'avoir des amants, d'ailleurs au XVIIe siècle elles auraient déjà été mariées.»

Une fille très jeune est plutôt plus gentille, même si elle devient très très vite hystérique et aussi folle que quand elle sera plus âgée

Quand Thierry Ardisson lui signale enfin l'aspect «choquant» et «scandaleux» de dire qu'on aime faire l'amour avec des enfants, Gabriel Matzneff répond : «Ah oui, c'est de plus en plus choquant parce que nous avançons vers la vertu, la fin du XXe siècle sera extrêmement bondieusarde, vertueuse et constipée.»

Bernard Pivot éclaboussé

Gabriel Matzneff, âgé aujourd'hui de 83 ans, a ainsi longtemps été invité à la télévision pour narrer ses attirances sexuelles – souvent objet de ses livres – les animateurs lui donnant volontiers la parole sur cette thématique. Une séquence de la célèbre émission littéraire de Bernard Pivot Apostrophes en est l'illustration : elle a également refait surface ces derniers jours, exhumée par l'INA à l'aune de ce nouveau scandale.

Sur un ton très léger, voire amusé, l'animateur qui recevait l'écrivain en mars 1990, lui demande : «Pourquoi vous êtes-vous spécialisé dans les lycéennes et les minettes ?» Souriant, visiblement très à l'aise, Gabriel Matzneff explique que les jeunes filles ne sont pas encore «durcies par la vie» comme les femmes plus adultes. Les hommes étant, selon lui, «soit des égoïstes, soit des lâches», les femmes ne peuvent que «se durcir». «Une fille très jeune est plutôt plus gentille, même si elle devient très très vite hystérique et aussi folle que quand elle sera plus âgée», lance-t-il encore.

Accusé sur les réseaux sociaux de complaisance avec l'écrivain, Bernard Pivot a évoqué dans un premier temps le 27 décembre une autre «époque», s'attirant les foudres de nombreux internautes. Trois jours plus tard, l'animateur a finalement exprimé ses regrets dans le JDD en ces termes : «il m’aurait fallu beaucoup de lucidité et une grande force de caractère pour me soustraire aux dérives d’une liberté dont s’accommodaient tout autant mes confrères de la presse écrite et des radios [...] Ces qualités, je ne les ai pas eues. Je le regrette évidemment, ayant de surcroît le sentiment de n’avoir pas eu les mots qu’il fallait.»

Cette complaisance, évoquée par Bernard Pivot, de la presse de l'époque à l'égard de la pédophilie vient d'être assumée sans ambages par le journal Libération avec l'éclatement de l'affaire Springora-Matzneff. Ainsi, le 30 décembre, Laurent Joffrin, le directeur de la publication de Libé a évoqué la position controversée de son quotidien au sujet de la pédophilie dans les années 1970 dans un mea-culpa saisissant. «C’est un fait que Libération accueillait en son sein un certain nombre de militants qui revendiquaient leur goût pour les relations sexuelles avec des enfants et tenaient qu’il fallait dépénaliser ces comportements au nom de la libération sexuelle, celle des enfants et, surtout, celle des adultes», écrit notamment l'éditorialiste. Il ajoute : «Libération, enfant de Mai 68, professait à l’époque une culture libertaire dirigée contre les préjugés et les interdits de l’ancienne société.» Les plaidoyers que le quotidien publiait «promouvaient parfois des excès fort condamnables, comme l’apologie intermittente de la pédophilie, que le journal a mis un certain temps à bannir», reconnaît Laurent Joffrin. 

Denise Bombardier, seule à s'indigner sur le plateau d'Apostrophes

Sur le plateau d'Apostrophes de 1990, la seule à s'offusquer des paroles de Matzneff fut l'écrivaine canadienne Denise Bombardier qui le qualifie en face de «pitoyable» tout en ajoutant qu'il aurait «des comptes à rendre à la justice» s'il n'avait pas une telle «aura littéraire».

«Cela va nuire à ton livre et à l'écrivain que tu es», l'aurait prévenue son éditeur lorsqu'elle lui a annoncé en amont, après avoir lu le livre de Matzneff, qu'elle n'allait pas laisser passer ses revendications pédocriminelles sur le plateau de Bernard Pivot. «Je lui ai dit que je ne pourrai pas me regarder dans le miroir si je ne dis pas un mot», s'est-elle souvenue le 27 décembre au micro d'Europe 1. Denise Bombardier assure avoir reçu à l'époque 2000 lettres de Français pour l’«appuyer» mais aussi des «lettres d’insultes», à la suite de ce face-à-face houleux. Car Gabriel Matzneff, loin de se laisser faire, était monté sur ses grands chevaux, et sur un ton très ferme lui avait alors rétorqué : «Heureusement pour vous que je suis un homme courtois». «Je suis le contraire d'un type qui force qui que ce soit à faire quoi que ce soit [...] Je vous interdis de porter ce genre de jugement», lui a-t-il lancé sur un ton des plus fermes.

Dans ce monde-là, ils parlaient de moi comme la mal-baisée

La romancière québécoise a en outre salué le livre «courageux» et «remarquable» de Vanessa Springora. «Elle raconte comment il l'a sodomisée, la première fois elle avait 13 ans et demi, elle croyait qu'il l'aimait, ensuite sa vie a été un enfer», rapporte Denise Bombardier. Elle relève en outre que la propre mère de l'adolescente victime présumée «savait qu'il était pédophile» et le recevait malgré tout «parce qu'il était un des bonzes de la littérature française».

Et dans le Tout-Paris des années 1980, on n'aurait pas pardonné à l'écrivaine canadienne son coup de gueule. «Dans ce monde-là, ils parlaient de moi comme la mal-baisée», assure l'auteure québécoise à l'AFP, précisant ne plus jamais avoir eu de critique dans Le Monde à la suite de cela.

Le consentement sexuel des mineurs, une notion encore floue

Cette affaire remet, de surcroît, un coup de projecteur sur la notion de consentement sexuel. «Comment admettre qu'on a été abusé, quand on ne peut nier avoir été consentant ? Quand on a ressenti du désir pour cet adulte qui s'est empressé d'en profiter ? Pendant des années, je me débattrai moi aussi avec cette notion de victime», écrit Vanessa Springora, décrivant ainsi la complexité de l'amertume ressentie.

Dans sa loi contre les violences sexuelles d'août 2018, le gouvernement a renoncé à instaurer un âge minimal de consentement à un acte sexuel, promis à 15 ans, décevant très fortement les associations. Dans deux affaires ces dernières années, des fillettes de 11 ans avaient été considérées comme consentantes par la justice, provoquant un vif émoi. «J’espère apporter une petite pierre à l’édifice qu’on est en train de construire autour des questions de domination et de consentement», explique à ce sujet auprès de L'Obs Vanessa Springora.

Gabriel Matzneff, l'arbre qui cache la forêt ?

L'argument de Bernard Pivot sur les «dérives d’une liberté» d'une autre époque trouve une résonance non seulement dans la complaisance dont faisaient preuve les journalistes de l'époque, comme il l'affirme, mais également dans le monde littéraire post-soixante-huitard qui se revendiquait de l'avant-garde. Ainsi, en 1977, Gabriel Matzneff rédigeait un texte que le Tout-Paris de l'époque a cosigné pour défendre trois hommes (Bernard Dejager, Jean-Claude Gallien et Jean Burckhardt) accusés de pédophilie. La pétition, publiée par Le Monde la veille de leur procès, a réuni 69 signatures prestigieuses parmi lesquelles celle de Louis Aragon, de Roland Barthes, de Simone de Beauvoir, de Jean-Paul Sartre, de Patrice Chéreau, de Gilles Deleuze et son épouse Fanny, d'André Glucksmann, de Jack Lang ou de Bernard Kouchner.

En outre, dans cette polémique engendrée par le livre de Vanessa Springora, Gabriel Matzneff n'est pas seul à se faire rattraper par son passé. Ce scandale entraîne dans son sillage d'autres célébrités de la même génération soupçonnées de pédophilie.

Quand une petite fille de cinq ans commence à vous déshabiller, c'est fantastique !

Sur les réseaux sociaux, les écrits de Daniel Cohn-Bendit refont par exemple surface à la lumière de cette polémique. Dans son livre Le Grand bazar (paru en 1975 aux éditions Belfond), l'ex-député européen évoquait son expérience dans une crèche «alternative» de Francfort dans les années 1970. Extraits : «Il m’était arrivé plusieurs fois que certains gosses ouvrent ma braguette et commencent à me chatouiller. Je réagissais de manière différente selon les circonstances, mais leur désir me posait un problème. Je leur demandais : "Pourquoi ne jouez-vous pas ensemble, pourquoi vous m’avez choisi, moi, et pas les autres gosses ?" Mais s’ils insistaient, je les caressais quand même.»

Le même Cohn-Bendit qui, sur le plateau d'Apostrophes en 1982, expliquait face à l'écrivain Paul Guth que «la sexualité d'un gosse c'est quand même fantastique». Avant de détailler : «Quand une petite fille de cinq ans commence à vous déshabiller, c'est fantastique !» Cet extrait régulièrement exhumé sur les réseaux sociaux depuis des années a une nouvelle fois refait son apparition à la faveur de l'affaire Matzneff.

Un autre nom célèbre est également remonté sur les réseaux sociaux ces derniers jours et mis en parallèle avec Matzneff : celui de Roman Polanski. Au moment de la sortie de son film J'accuse, le réalisateur a également fait l'objet d'une vive polémique autour d'accusations de viol et de pédophilie.

Le procès moral d'une époque révolue 

L'affaire Matzneff qui choque une grande partie de l'opinion publique française aujourd'hui est-elle en train de prendre la forme d'un procès moral du Tout-Paris post-68 ? L'autocritique de Libération sur son positionnement de l'époque montre que «l'élite» intellectuelle française de 2020 aurait du mal à soutenir ouvertement ou même tolérer ce genre de comportement d'artistes, d'écrivains, de réalisateurs, aussi brillants puissent-ils être, sous prétexte qu'ils ont du talent, et que ce talent prévaudrait sur tout le reste. La vague du mouvement #MeToo, initiée aux Etats-Unis en 2017, où elle a mis fin à la carrière de certaines personnalités accusés d'abus sexuels, semble bien avoir atteint l'Hexagone.

L'affaire Matzneff démontre aussi que dans la France aujourd'hui, il existe bel et bien des gens qui se lèvent contre ceux qui s'opposent aux comportements déviants de certains artistes au prétexte que ceux-ci seraient supposément talentueux, dénonçant alors «une chasse aux sorcières» ou «un tribunal médiatique». Mais est-ce bien pour longtemps ?

En tout cas, si à l'époque le président François Mitterrand était plutôt admiratif concernant le talent littéraire de Gabriel Matzneff, trente ans plus tard le gouvernement d'Emmanuel Macron par la voix de ses ministres a été très clair quant à sa position sur la question. «L’aura littéraire n’est pas une garantie d’impunité. J’apporte mon entier soutien à toutes les victimes qui ont le courage de briser le silence», écrit le ministre de la Culture Franck Riester sur son compte Twitter.

En attendant, la justice vient de se saisir, le 3 janvier, en ouvrant une enquête pour viols sur mineur contre Gabriel Matzneff qui pourtant décrit publiquement ses «ébats» pédophiles depuis 1974. Cette initiative judiciaire est intimement liée au tollé déclenché par le récit de Vanessa Springora. 

Sylvain Monier et Meriem Laribi

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