France

Forces de sécurité intérieure : un rapport parlementaire cinglant sonne l'alarme

Le gouvernement entendra-t-il mieux le cri du cœur des parlementaires que celui des policiers de terrain ? Un rapport de la commission d'enquête dénonce les «conditions déplorables» dans lesquelles policiers et gendarmes doivent travailler.

Le rapport attendu depuis cinq mois de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur l'état des forces de sécurité intérieure est tombé le 9 juillet et le verdict est sans appel : policiers et gendarmes sont à bout de souffle et les infrastructures dans un état lamentable. L'immobilier et le matériel sont dans un état de vieillissement avancé, les effectifs sont lessivés par des mois de contestation sociale qui sont venus s'ajouter à une situation préalable déjà très critique depuis 2007 et la question des horaires corrélée aux manques de personnel n'arrange rien. Révélé par Le Figaro et consulté par l'AFP, le rapport dénonce donc un «sentiment d'abandon» des forces de l'ordre.

Le rapporteur de cette commission qui a mené 250 auditions, Christophe Naegelen (divers droite), appelle les pouvoirs publics à engager une «réforme profonde», à l'heure même où le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner s'apprête à batailler avec les partenaires sociaux du secteur pour transformer la police, avec notamment un cahier blanc qui sera rédigé au cours de l'été et une future loi de programmation sur les forces de sécurité.

Jean-Michel Fauvergue, député de La République en marche (LREM), ancien patron du Raid et président de cette commission, est bien obligé d'en convenir en avant-propos du rapport : «Nombreux parmi les femmes et les hommes qui servent dans la police ou la gendarmerie travaillent dans des conditions déplorables, générées notamment par la vétusté des bâtiments et un manque de moyens logistiques et techniques.» En l'espèce, des murs s'écroulent littéralement dans certains commissariats, comme celui de Fontainebleau et un commissariat sur quatre est considéré comme vétuste. Par ailleurs, les gendarmes commencent également à trouver les conditions d'hébergement en caserne (où logent leurs familles) difficilement acceptables : six gendarmes sur dix se disent mécontents de leur logement et 80% de leur parc domanial a plus de 25 ans.

Du côté du matériel, le bilan n'est guère plus reluisant. Par exemple, les fameux blindés légers de la gendarmerie (les VBRG), utilisés comme repoussoirs pour les missions de maintien de l'ordre à Paris au cours de l'hiver 2018, affichent un âge moyen de 45 ans. Le parc automobile de la police nationale est tout aussi vieillissant avec des moyennes d'âge de plus de sept ans. Lors d'une visite des députés dans une caserne de gendarmerie, il a été constaté que 15 militaires se partageaient deux casques, deux gilets lourds, un seul pistolet à impulsions électriques, un seul LBD et un seul diffuseur de gaz lacrymogène. Les policiers ne sont pas mieux chaussés : le préfet de police de Paris, Didier Lallement, a ainsi fait savoir que l'usure du matériel était également de plus en plus rapide : «Lorsque les fonctionnaires ou les militaires sont couverts de peinture, par exemple, il n’est pas toujours possible de nettoyer les matériels et il faut donc en changer. Leur taux de rotation et leur taux d’usure sont donc bien supérieurs à ce qu’ils étaient précédemment.»

Dans la police nationale, les syndicats majoritaires continuent de rappeler régulièrement que 23 millions d'heures restent impayées par l'Etat. Ce stock ne cesse de croître et paraît à présent très difficile, voire impossible à racheter dans son entièreté, selon le sénateur Les Républicains (LR) François Grosdidier, qui suit le sujet de la détresse policière de près. Ce dernier a évalué ce rachat à plus de 272 millions d'euros.

Autre problème, les effectifs se réduisent et vieillissent depuis la présidence de Nicolas Sarkozy : «Entre 2007 et 2019, le nombre de policiers exerçant en CRS est passé de 13 621 à 10 728, soit une diminution de plus de 20 %», déplore dans le rapport le directeur central des Compagnies républicaines de sécurité (CRS), qui précise : «Nous comptons, depuis le 17 novembre 2018, 293 policiers de CRS blessés, [...] je n’ai plus la capacité à assurer des relèves». L'âge moyen des agents des CRS est par ailleurs estimé à 43 ans. Les gendarmes ont pour leur part perdu 14 escadrons en une dizaine d'années et n'en ont plus que 109.

Les syndicats de police et les associations avaient déjà confié leurs craintes pour l'avenir de leur métier en 2017 et au cours de l'année 2018, avant même les séquences de l'affaire Benalla et des Gilets jaunes, qui alertaient déjà au sujet de la fatigue des membres des forces de l'ordre très sollicités sur le front de la lutte antiterroriste et de la délinquance.

Retraites, régimes spéciaux et représentation paritaire : le gouvernement avance sur sa réforme de la fonction publique et les syndicats de police surveillent ce chantier de près. Ils s'étaient notamment constitués en intersyndicale au mois de février 2019 pour alerter sur le manque de dialogue avec le ministère de l'Action et des Comptes publics à ce sujet. Surtout, l'Etat pourrait à l'avenir modifier les critères de tableau d'avancement de carrière pour les policiers via la transformation des commissions administratives paritaires : à l'heure actuelle, les syndicats majoritaires du secteur peuvent peser de tout leur poids pour favoriser tel ou tel fonctionnaire en matière d'attribution de grade, de mobilité, de mutations et de notation de la performance. Si le gouvernement arrive à ses fins, les partenaires sociaux pourraient perdre cette influence. Il s'agit d'une menace conséquente pour ces derniers car les fonctionnaires de police votent pour leurs grandes familles syndicales en partie pour cette raison, selon des sources policières concordantes interrogées par RT France.

Par ailleurs, si les syndicats majoritaires se sont félicités d'avoir remporté une victoire lors de leurs discussions à Beauvau le 20 décembre 2018 (alors que la crise des Gilets jaunes battait son plein), les dernières déclarations d'Emmanuel Macron, de Sibeth Ndiaye et du procureur du parquet de Paris Rémy Heitz sur les responsabilités civiles des policiers qui auraient fait un usage illégitime de la force au cours des manifestations de l'hiver 2018-2019 laissent présager des discussions particulièrement musclées lors des futures négociations. La petite phrase de Christophe Castaner, le 21 juin, qui annonçait «je ne leur dois rien» en réponse au député Eric Ciotti qui l'interpellait sur le sujet des heures supplémentaires des policiers, ne devrait pas améliorer l'image de marque du ministre de l'Intérieur au sein même de ses troupes.

Enfin, si le rapport évoque bien les sentiments «d'abandon» et de «frustration» des forces de sécurité intérieure, d'aucuns considèrent que le sujet des suicides a été traité de façon encore un peu trop légère par les autorités compétentes : le 27 mai, la direction générale de la police nationale (DGPN) a produit une note de service conseillant aux commissariats de raviver la convivialité dans leurs services, en proposant notamment d'organiser des barbecues... A l'instar de l'UPNI et de UED, les associations de police et de défense des uniformes ont trouvé la pilule un peu amère et ont appelé de leurs vœux un changement de philosophie policière, ainsi qu'une vraie prise en compte du manque de reconnaissance dans ces professions durement touchées par le phénomène des suicides : selon le «compteur de la honte», 39 policiers nationaux et huit gendarmes ont mis fins à leurs jours depuis le début de l'année 2019 (sans compter les militaires de Vigipirate et les policiers municipaux qui ne dépendent pas du ministère de l'Intérieur). Il pourrait s'agir d'une année très noire pour les effectifs de la sécurité intérieure... Raison de plus pour prendre au sérieux ce nouveau rapport parlementaire alarmant. Christophe Castaner et son second, Laurent Nunez, sauront-ils en prendre toute la mesure ? A suivre.

Antoine Boitel

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