France

Structurer pour mieux diviser ? La délicate situation des Gilets jaunes face au gouvernement

Mouvement horizontal et citoyen, les Gilets jaunes se sont fédérés en structures plus ou moins informelles dans les territoires. L'exécutif leur a demandé de former une délégation de leaders. Mais cette structuration n'est-elle pas un piège ?

L'Etat est-il en train de tenter de torpiller les Gilets jaunes de l'intérieur ? Ce mouvement est né spontanément après l'annonce gouvernementale, en octobre dernier, de nouvelles hausses des taxes sur les carburants. Alors que le soutien des Français à leur égard s'accroît, les Gilets jaunes, qui affichaient jusque là l'horizontalité de la mobilisation, se sont transformés en mouvement de protestation plus large.

Si l'initiatrice du mouvement sur internet Jacline Mouraud a logiquement fait la tournée des médias, de nombreux Gilets jaunes se sont également retrouvés sous les projecteurs. Mais ce début de représentation à la télévision ou à la radio, pour emblématique qu'elle soit, ne semblait pas devoir signifier que le mouvement se dotait de leaders. Elle créait même déjà un débat voire une fracture au sein des Gilets jaunes.

N'ayant pas forcément les codes du monde médiatique, ni la prose communicante des politiques, Eric Drouet, l'un des principaux initiateurs des blocages du 17 novembre, fut par exemple l'une des victimes de ce jeu. Face au journaliste Jean-Jacques Bourdin, le 13 novembre dernier, ce Gilet jaune – qui n'avait pu dormir avant son interview – a été critiqué par d'autres manifestants pour sa prestation.

Malgré cela, les Gilets jaunes réussissaient à se faire entendre par leurs différentes actions en France. Leur mobilisation a semblé prendre par surprise les cadres institutionnels et médiatiques, habitués à la verticalité. La mobilisation horizontale est peu à peu parvenue à trouver une relative cohésion et à entretenir la mobilisation plusieurs semaines durant, les Gilets jaunes étant soutenus à 80% par les Français mais incompris par une grande partie des journalistes et des politiques, qui ont parfois tenté, à leur manière, de discréditer le mouvement.

D'une part, en récupérant tout fait et événement pouvant décrédibiliser les Gilets jaunes. Dernier exemple en date, politiques comme les médias traditionnels ont dramatisé et surexploité les actes de vandalismes du 24 novembre réalisés par une centaine de casseurs sur les Champs-Elysées. Certains commentateurs parlaient alors de «chaos», le président parlant même de «scènes de guerre». Or, la majorité des Gilets jaunes parisiens (près de 8 000 selon le ministère de l'Intérieur) ont été pacifiques et les principales mobilisations ont été provinciales (près de 100 000 manifestants) et peu diffusées.

D'autre part, sous prétexte qu'aucun leader Gilet jaune ne parvenait à coucher sur papier une hiérarchisation des demandes, les exigences minoritaires du mouvement (tels les demandes de destitutions d'Emmanuel Macron) ont été largement relayés et surinterprétés. Or, lors de la mobilisation, cette dernière revendication n'était qu'un slogan parmi d'autres.

En dépit de cette évidence, le gouvernement et la majorité ne pouvant rétropédaler, l'argument de la désorganisation et de l'absence de revendications communes clairement formulées et d'une structure officielle a été avancé. En réalité, l'exécutif semble vouloir jouer la montre : les Gilets jaunes, à mesure que passent les semaines, sont dès lors forcément tentés par une structuration afin de débloquer la situation.

Huit porte-parole non légitimes ?

Le gouvernement, par la voie de son porte-parole Benjamin Griveaux, le 27 novembre avait ainsi demandé à ce que le mouvement «s'organise». «Une fois qu’ils seront organisés et qu’il n’y aura plus de contestation, nous [serons] ouverts au dialogue», avait-il déclaré sur France info.

Une délégation de huit «communicants officiels» du mouvement avait été créée dans ce but le 26 novembre pour «engager une prise de contact sérieuse et nécessaire avec les représentants de l'Etat et de son gouvernement», d'après un communiqué envoyé par les responsables du groupe Gilets jaunes sur Facebook.

Le ministère de la Transition écologique comme le Premier ministre, ont ainsi proposé à ces Gilets jaunes, les 27 et 29 novembre, une rencontre en bonne et due forme. Mais, le gouvernement ne pouvant ignorer les causes de la grogne à l'origine de ce mouvement, quel était le réel but de cette invitation ? Cette institutionnalisation ne viserait-elle pas plutôt à provoquer une division de fait entre les Gilets jaunes officiels et les autres, et, à terme, à fracturer le mouvement ?

En effet, la nomination de huit porte-parole a rapidement été contestée en interne, certains Gilets jaunes protestant contre un mode de désignation non démocratique – tous n'étant pas actifs sur Facebook, où l'essentiel de la mobilisation s'organise. D'aucuns ont alors dénoncé «une gigantesque mascarade» et une «politique spectacle orchestrée par les médias», selon des propos rapportés par La Voix du Jura. «Nous n'avons pas été prévenus, ni consultés, nous ne savons pas qui a décidé, ni sur quelles bases», déplorait Tristan Lozach, un des leaders dans les Côtes-d'Armor, interrogé par l'AFP. «Il y a un manque de diversité et le manque le plus criant, c'est le retraité. Celui qu'on voit le plus sur les ronds-points, il n'est pas là», relevait également Fabrice Schlegel, meneur du mouvement à Dole (Jura).

Progressivement, l'épineuse question de la structuration du mouvement commence à devenir si ce n'est un problème du moins une interrogation, qui interroge la légitimité, pour un mouvement qui échappait initialement à toute récupération politique et syndicale, de ses revendications, de ses représentants, de ses actions... D'autant plus que certains profils des fameux porte-parole improvisés dans l'urgence posent problème.

En effet, Le Parisien et France info dévoilent que l'un d'eux, Mathieu Blavier, n'aurait pas hésité à cautionner des contenus partagés sur les réseaux sociaux par Marion Maréchal ou Dieudonné – de quoi remettre en cause leur probité ou leur représentativité. Un autre, Jason Herbert, ferait partie du conseil national de la CFDT-journaliste – une affiliation syndicale susceptible de contredire l'objectif de non-récupération affichés dès le début par les manifestants. Quant à Maxime Nicolle, il afficherait une certaine proximité avec Marine Le Pen – une politisation qui confortera sans doute ceux qui voient derrière l'agitation suscitée par les Gilets jaunes la main de l'extrême-droite.

L'horizontalité n'est-elle pas encore nécessaire pour le développement du rapport de force avec le gouvernement ?

Alors que l'entourage d'Edouard Philippe annonçait que celui-ci avait reçu l'un des Gilets jaunes à Matignon ce même jour, pour calmer les dissensions, le 29 novembre, Eric Drouet a assuré que la délégation avait déjà été dissoute pour «laisser place à la désignation de représentants régionaux et référents départementaux». Le 30 novembre, ce sera donc une délégation de référents locaux qui devraient rencontrer le Premier ministre Edouard Philippe.

 

La structuration tâtonnant et l'horizontalité étant remise en cause, les Gilets jaunes ne risquent-ils pas de perdre des plumes avant la nouvelle mobilisation du 1er décembre ? Comme lors des deux précédentes manifestations, tout dépendra de la mobilisation des manifestants, en grande partie de province, prêts ou non à concrétiser la grogne dans la rue.

En tout cas, la réunion avec le chef du gouvernement ne devrait pas empêcher une nouvelle mobilisation d'ampleur le 1er décembre. Après avoir été reçu le 27 novembre par le ministre de la Transition écologique François de Rugy, Eric Drouet a appelé à de nouvelles manifestations. «On avait plus de souhaits que ça, on n'était pas que sur la transition écologique, on était sur un débat beaucoup plus grand», s'est-il insurgé.

Quant aux chances de succès sur le long-terme, elles sont bien entendues très difficiles à mesurer. Comme tout mouvement de protestation, sa capacité à se transformer en véritable force politique et à peser dépendra en partie de l'audience qu'elle saura acquérir dans toutes les strates de la société. Or, si la fronde semble surtout toucher la France périphérique, elle commence à s'attirer le soutien de plusieurs intellectuels, tels le philosophe Jean-Claude Michéa ou l'éditorialiste Natacha Polony. Sur RTL, même le milliardaire François-Henri Pinault, PDG du groupe de luxe Kering, a affirmé le 28 novembre «comprendre» les Gilets jaunes. 

Bastien Gouly

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