RT, une menace pour la démocratie française ? L'accusation n'est guère nouvelle de la part de hauts responsables français – le président Emmanuel Macron ainsi que des membres du gouvernement ayant déjà formulé de tels blâmes. Le stigmate, cette fois, est infligé par quatre experts du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie du ministère des Affaires étrangères (CAPS) et de l'Institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire (IRSEM), qui ont présenté ce 4 septembre lors d'un colloque à l'Ecole militaire, en présence de la ministre des Armées Florence Parly, un rapport. Intitulé «Les manipulations de l'information, un défi pour nos démocraties», il pointe du doigt de redoutables campagnes de désinformation «visant à fragiliser ou à déstabiliser le débat démocratique dans d'autres Etats».
En 214 pages, les experts évoquent les dangers que représentent la propagande des groupes djihadistes comme Daesh, ainsi que l'influence grandissante de la Chine. Mais l'écrasante majorité du texte est consacrée, sans grande surprise, à la bête noire des services de renseignement et gouvernements occidentaux, qui s'emploierait à leur nuire : la Russie. Et, à travers elle, des médias tels que RT et Sputnik, désignés à plusieurs reprises dans le rapport.
Recommandation pour les Etats : «ne pas accréditer» des médias comme RT
Face à un tel fléau, les auteurs du rapport dressent une liste de cinquante recommandations, aux Etats, à la société civile et aux acteurs privés. Aux Etats, sont conseillées des pratiques générales, telles que «soutenir la recherche», «mieux communiquer» ou «former les adultes comme les enfants [à la ] pensée critique». Mais aussi, plus spécifiquement, «marginaliser les organes de propagande étrangers».
«Il faut d’abord les appeler par leur nom», martèlent les vigilants auteurs du rapport, avant de prendre pour modèle... le président de la République française. Celui-ci, se félicitent-ils, «à peine élu [...] à Versailles devant Vladimir Poutine, dans un passage remarqué dans le monde entier», a décrit Russia Today et Sputnik comme «des organes d’influence [...] qui ont, à plusieurs reprises, produit des contre-vérités». Grave accusation qu'Emmanuel Macron n'avait alors pas jugé bon d'étayer par des exemples desdites contre-vérités, pas plus que ne le font les auteurs du rapport de septembre 2018... Ces derniers vont plus loin : non contents de relayer les accusations fallacieuses du chef de l'Etat, les auteurs du document semblent légitimer les refus de l'équipe de campagne d'Emmanuel Macron puis de l'Elysée d'autoriser RT à couvrir des réunions ou des sommets. «Ensuite, il faut en tirer les conséquences, c’est-à-dire ne pas accréditer [les organes de propagande étrangers] et ne pas les inviter à des conférences de presse réservées aux journalistes», écrivent ainsi les responsables du rapport officiel.
S'inspirer du CSA britannique, qui a sanctionné RT
Les Etats sont également invités, par cette étude, à «sanctionner davantage les dérives médiatiques, en suivant l’exemple de l’Ofcom britannique», qui «a sanctionné RT à plusieurs reprises» ! Un exemple très précisément invoqué, début juillet par... la ministre de la Culture, Françoise Nyssen. Devant les députés, elle avait cité en exemple les outils dont dispose le CSA britannique pour agir contre la chaîne locale de RT.
Autre méthode recommandée par les auteurs du rapport pour lutter contre la supposée malveillance de RT : «utiliser l’humour et le divertissement» ! Car cette arme, selon eux, serait maniée avec une efficacité redoutable par les manipulateurs de l'information. «RT et Sputnik pratiquent l’infotainment, un mélange d’information et de divertissement, à côté duquel les corrections apportées peuvent sembler bien austères», jugent les responsables de l'étude.
Les Etats occidentaux, incapables de manipulations ?
Mais le document ne porte pas que des accusations contre RT. Il s'attaque également aux supposées méthodes de manipulation par les Etats. Moscou est bien sûr particulièrment visé, qui «n’est certes pas le seul acteur étatique qui utilise ces tactiques, mais [qui] est le seul [à les utiliser] aussi bien». Or, comme le souligne Libération, les auteurs du rapports donnent le sentiment de croire en une certaine innocence des puissances occidentales en la matière. «C’est ce qui frappe à la lecture du rapport : les manipulations occidentales, même anciennes et documentées, n’y apparaissent pas», souligne ainsi le journal.
D'ailleurs, dans la partie consacrée aux «Macron Leaks», les auteurs du rapport déclarent que si aucun des «indices» sur l'origine du piratage des emails de campagne présidentielle du candidat Macron, «pris isolément, ne prouve quoi que ce soit», «tous ensemble, ils pointent tout de même dans la direction de Moscou». Un raisonnement bien pratique, qui ne tient toutefois guère compte des réalités techniques. En effet, le directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information Guillaume Poupard, interviewé par l'agence de presse AP le 1er juin 2017, expliquait que l'attaque informatique était si générique et simple qu'elle aurait pu être perpétrée par pratiquement n'importe qui. Guillaume Poupard avait ajouté qu'il était possible qu'elle soit le fait d'une seule personne, dans n'importe quel pays.
Les auteurs du document invoquent en outre une étude du chercheur belge Nicolas Vanderbiest, pour faire valoir une «influence russe» sur les rumeurs diffusées durant la campagne présidentielle française. Le même Nicolas Vanderbiest se trouve être le fondateur de l'ONG EU DisinfoLab, dont l'étude sur l'influence de la twittosphère «russophile» dans l'affaire Benalla a été vivement contestée, notamment par Olivier Berruyer du blog Les Crises.
Offensive «anti-fake news» de rentrée ?
En somme, à la lecture de ce rapport sur la manipulation de l'information, a-t-on l'impression d'avoir face à soi un pamphlet anti-russe, mâtiné d'un éloge de l'action française contre les supposées tentatives de déstabilisation étrangères ? Peut-être. Aussi, peut-on avoir le sentiment que la publication de ce document, présenté à la ministre Florence Parly, marque en cette rentrée politique la reprise du projet de lois anti-fake news porté par la majorité. Décriées par l'opposition comme liberticides, ces lois ont été rejetées massivement par le Sénat fin juillet et doivent repasser en deuxième lecture devant l'Assemblée nationale. Dans la ligne de mire de ces propositions de loi sur la manipulation de l'information, de l'aveu même de la ministre Françoise Nyssen : RT.