Des Tchétchènes armés règlent leurs comptes à Dijon, des violences contre les forces de l'ordre éclatent dans Paris après la défaite du Paris Saint-Germain en finale de la Ligue des champions, 233 maires et adjoints sont agressés en six mois, une infirmière est molestée après avoir demandé à deux adolescents de porter un masque dans les transports, un père de famille lynché dans une laverie… Une liste exhaustive des violences qui ont défrayé la chronique ces derniers mois serait trop longue à dresser. En tête des agendas politiques et médiatiques, le sujet interroge : ces violences sont-elles en pleine explosion ? Relèvent-elles de cas isolés ou de facteurs structurels ?
Face aux nombreuses affaires qui ont défrayé la chronique, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a parlé d’«ensauvagement» d'une partie de la société fin juillet, un terme peu apprécié par le garde des sceaux Eric Dupond-Morretti. Le mot développerait «le sentiment d’insécurité», a-t-il ainsi déclaré au micro d’Europe 1 le 1er septembre. Si les faits jouissent d’une grande visibilité, sont-ils réellement plus fréquents qu’il y a quelques années ? Ou les réseaux sociaux jouent-t-ils leur rôle de loupes et d’agents anxiogènes ?
Le ministère de l’Intérieur publie régulièrement ses chiffres. Ainsi, le 16 janvier 2020, le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) diffusait le nombre d’agressions enregistrées en 2019 par la police et la gendarmerie. Bilan : une hausse significative des violences sexuelles (+12% par rapport à l'année précédente), des coups et blessures (+8% dont les violences intrafamiliales qui augmentent de 14%) et des homicides (+76 décès).
«Comme en 2018, les coups et blessures volontaires sur personnes de 15 ans ou plus enregistrent une forte hausse en 2019 (+8%), résultant essentiellement de celle des violences intrafamiliales enregistrées : hors violences intrafamiliales, l’augmentation des coups et blessures volontaires est limitée à +4% (contre +6% en 2018). La hausse est plus modérée pour les vols sans violence contre des personnes (+3%) et très légère pour les vols dans les véhicules (+1%). Les vols avec armes et les cambriolages de logements sont stables en 2019 alors que ces deux indicateurs étaient en nette baisse l’année précédente», lit-on dans le rapport.
Des chiffres qui servent de repère, même s'ils sont biaisés à plus d’un titre, puisqu'ils révèlent uniquement les actes qui ont entraîné des dépôts de plainte. En outre, ces statistiques sur l'insécurité et la délinquance n’englobent pas les incivilités telles que les insultes reçues dans la rue ou les menaces, comme le souligne le magazine Marianne.
Le «sentiment d’insécurité» qui traverse la France et la fréquence des violences relèvent-ils des simples fait divers ou sont-ils les symptômes de maux plus profonds ? Béatrice Brugère, vice-procureur de la République au Tribunal de Grand Instance de Paris et Christophe Soullez, directeur de l’Office national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) répondent aux questions de RT France.
RT France : Un grand nombre de chiffres du ministère de l’Intérieur indiquent une hausse des homicides, violences sexuelles, coups et blessures, etc. Comment interpréter ces chiffres ? Peut-on parler d’explosion de la violence ?
Béatrice Brugère (B.B): Au vu des statistiques du ministère de l'Intérieur, nous pouvons constater que la tendance est à la hausse sur les violences. Mais ces chiffres sont à manier prudemment, à recontextualiser avec le confinement et à analyser plus finement en les comparant notamment aux années précédentes. Par exemple, en mettant l'accent sur certaines violences et en passant d'autres sous silence, à l’instar des violences envers le personnel carcéral ou contre les forces de l'ordre, nous ne disposons pas d'une cartographie exacte. Certains faits non enregistrés ou qui n'ont pas fait l'objet d'une plainte constituent le chiffre noir de la délinquance. Pour comprendre les informations du ministère de l’Intérieur, ils nous faudrait dans un premier temps développer une culture d’exactitude au ministère de la Justice quant aux faits et à leur traitement, dont nous manquons pour l’heure. En France, nous ne disposons pas non plus d'une culture de la criminologie, qui permettrait d'identifier la nature exacte de la violence et de ses causes. Nous souffrons d'un véritable déficit d'analyse des données criminelles et de statistiques actualisées fiables et indépendantes.
Les données sont imprécises. Elles ne détaillent ni les caractéristiques des victimes, ni le niveau et le type exact de violence
Christophe Souliez (C.S) : Les chiffres du ministère de l'Intérieur reflètent l’activité d’enregistrement de la gendarmerie et de la police. Dans le cas des violences conjugales, par exemple, la relative libération de la parole peut être interprétée comme un facteur d’augmentation. A court terme, nous ne disposons que de ces données, qui ne révèlent pas l’ampleur d'une partie des violences : celles que les victimes n’ont pas déclarées. D'autre part, ces données sont imprécises. Elles ne détaillent ni les caractéristiques des victimes, ni le niveau et le type exact de violence.
Ajoutons que la violence est aujourd'hui très visible. Tout est filmé, diffusé sur les réseaux sociaux. Les images choquent. Il est très difficile de dire si les faits sont plus graves qu’il y a quelques années, alors que nous disposions d'outils différents pour diffuser l’information.
RT France : Assiste-t-on à l’émergence de nouvelles formes de violence ?
B.B : De quelle violence parle-t-on ? La question de la violence est subjective, elle ne se rapporte pas uniquement aux faits. Elle interroge ce qu’une société accepte ou n’accepte pas à un moment donné de son histoire. Ce que nous observons actuellement, c’est une mise en lumière et une recrudescence des violences contre une certaine forme d'autorité : professeurs, maires, pompiers, corps médical, etc. Nous assistons à une mutation qui est à l'œuvre dans notre époque et notre société. Il est intéressant de le constater car comme le dit Hannah Arendt, la violence peut aussi être de nature très politique.
Ce que nous observons actuellement, c’est une mise en lumière et une recrudescence des violences contre une certaine forme d'autorité : professeurs, maires, pompiers, corps médical
C.S : L'usage de la violence se fait actuellement dans le cadre de règlements de conflits dans les rapports sociaux les plus banals. Nous sommes dans une société de plus en plus individualiste. Alors, face à un problème, nous ne faisons plus nécessairement appel aux institutions compétentes. Il convient d’observer la facilité avec laquelle le citoyen lambda commet un acte violent. De plus, les individus témoins de violence ne vont pas nécessairement agir. La police, de son côté, peut adopter des postures non pédagogiques. Quand on demande à un policier pourquoi il arrête quelqu'un, il répond parfois «car je le peux». Il y a un manque de dialogue évident.
RT France : Peut-on parler d’«ensauvagement», à l’instar du ministre de l’Intérieur ?
B.B :Sur les sujets de sécurité, la sémantique est un enjeu dans le débat politique français. Nous avons une fâcheuse tendance à dévier sur une querelle politique partisane. Les mots sont la seule manière que nous avons de nommer le réel et de donner une compréhension aux événements. Bien souvent, ces mots deviennent des symboles. Par exemple, il est étonnant de voir qualifier des crimes et des délits d’«incivilités». Or, pour nous, juristes, les incivilités relèvent d'un débat de société et de la sphère politique. Le terme «ensauvagement» est lui aussi manié à des fins politiques. Cela révèle un manque de rigueur.
L'une des illustrations de cette absence de vision complète réside dans l'absence de statistiques ethniques. Ce qui pose un problème pour mesurer le racisme dans certains faits de violence
Les magistrats que nous sommes emploient des termes juridiques. Il existe une science des faits criminels, la criminologie, elle devrait nous guider pour comprendre ces évolutions. L'une des illustrations de cette absence de vision complète réside dans l'absence de statistiques ethniques. Ce qui pose un problème pour mesurer le racisme dans certains faits de violence.
C.S : Le terme «ensauvagement», à mon sens, est né de la perception de violences dénuées de limites. Nous sommes soumis à des images et des récits de violences acharnées. On ne parle pas d’un simple coup de poing, mais de meurtres, de blessures graves infligées pour des raisons tout à fait banales, comme le fait de demander de porter un masque, ou de ne pas faire de camping sauvage de la part d’un élu.
RT France : Quelle réponse pénale la France apporte-t-elle à ces violences, et la justice dispose-t-elle des moyens pour y faire face ?
B.B : Le 20 mai 2020, une circulaire de régulation carcérale nous a été transmise par le ministère de la Justice. Il nous a été demandé de ne pas mettre à exécution certaines peines de prison, d'aménager le plus possible et d’incarcérer le moins possible. Pourquoi pas ? Mais dans ce cas, il nous faut en parallèle des outils efficaces : une culture du contrôle, qui existe dans les pays nordiques mais pas en France, et des dispositifs de contrainte, pour obliger à la réinsertion par exemple. Or, ceux dont nous disposons sont d'une efficience relative, Nous sommes donc, à défaut d'être suffisamment outillés, dans une gestion hôtelière de la régulation carcérale.
Notre justice est celle du court terme. Nous devons pourtant, passer d’une justice réactive, à une justice proactive
En France, nous ne disposons pas d’une politique pénale directive qui donne des instructions claires au parquet. Nous manquons de visibilité. La justice n’est pas portée par une vision prospective, ni animée par une volonté d’effectuer un état des lieux, qui est pourtant nécessaire. Sans cela, il n'y aura pas de possibilité d'apporter des réponses adaptées. Notre justice est celle du court terme. Nous devons pourtant, passer d’une justice réactive, à une justice proactive. Ceci est très difficile à mettre en place avec les faibles moyens dont nous disposons. Nous devons donner une réponse guidée par l'analyse criminologique, ciblée sur les faits les plus criminogènes et les auteurs les plus prolifiques. Cela sous-tend un véritable changement de doctrine et de méthodes de travail, qui permettraient de concentrer les ressources humaines sur la délinquance la plus criminogène.
Actuellement, nous vidons l’océan avec une petite cuiller. On nous demande de faire du sur mesure sur un contentieux de masse avec des outils parfois archaïques et des moyens insuffisants. Notre justice se porterait mieux si les moyens étaient adossés à une doctrine clairement définie permettant d'identifier les réseaux criminels, de mener des enquêtes d’initiative et au long cours. Au contraire, nous disposons d'une procédure à bout de souffle dont la complexité démobilise les ressources humaines et toute la chaîne pénale.
Le grand absent, c'est une vraie politique pénale qui fixe le cap pour la justice.
C.S : La justice fait son travail du mieux qu'elle le peut. Quoi qu'il en soit, nous pouvons être certains que nous ne rendrons pas justice avec des vidéos sur internet.
Propos recueillis par Maïlys Khider